Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
essaient, à grands coups de leurs jeunes bois, de terrasser leurs aînés et de prendre leurs femelles, en l’occurrence le parti.
Il me semble qu’ils la déclenchent mal à propos, leur fronde, ces jeunes gens pressés. Car les européennes arrivent. Veulent-ils déposer une liste aux élections ? Une liste contre celle du RPR et de l’UDF ? Une liste contre la liste unique de la droite ?
De deux choses l’une : ou bien ils déclenchent la bataille tout de suite, ils composent une liste pour le 18 juin et ils voient ce que cela donne ; ou bien, s’ils ne sont pas prêts à déposer leur liste, ils doivent se rallier ou se ranger pour l’échéance européenne, et leur mouvement est sûrement – au moins pour les mois qui viennent – condamné à l’échec.
Et Chirac, pendant ce temps-là ? Il est à la fois présent et absent durant ce congrès. Je ne l’ai jamais vu comme ça. S’attendait-il à être remis en cause simultanément par les jeunes et les vieux ? Sûrement pas. Autour de lui reste le carré des fidèles : Jacques Toubon, Alain Juppé, les « Corses » Romani et Tiberi, sans oublier le jeune Nicolas Sarkozy, déjà grand orateur de congrès.
Tel que je le connais, c’est surtout la défection de Charles Pasqua qui atteint le plus Chirac. À moins qu’il ne se dise que l’attitude de Pasqua est davantage dictée par son élimination de la mairie de Neuilly 12 que par son second échec à lui, Chirac, à la présidentielle de 1988 ?
Comment Pasqua pourrait-il ne pas croire que Chirac a encouragé en sous-main son jeune protégé, Sarkozy, à lui chouraver – il n’y a pas d’autre terme – la municipalité ? C’était pourtant il y plus de cinq ans. Est-ce donc là la vraie raison de la colère de Pasqua contre celui qu’il a en quelque sorte tenu sur les fonts baptismaux ? Ou bienserait-ce la préférence affichée jour après jour par Chirac pour Édouard Balladur, devenu l’homme de référence ?
Je croise Chirac. Il affecte la tranquillité, s’étonne quand je lui demande comment il voit l’évolution de la petite bande de contestataires. Comment il la voit ? Le mieux du monde : tout cela n’a pas d’importance ! Son œil, pourtant, ne pétille pas. Sa plaisanterie, sa fausse aisance tombent un peu à plat. Je le trouve vidé.
11 avril
Étrange cérémonie, boulevard des Italiens, au Crédit Lyonnais, où Jean-Yves Haberer 13 est fait chevalier ou officier – je ne suis pas trop sûre du grade – de la Légion d’honneur. C’est une véritable petite foule qui assiste à la réception dans l’immense hall de la banque. Je dis « étrange cérémonie », car pendant que Bérégovoy remet sa décoration à Haberer, insiste sur son intelligence, évoque sa carrière, énumère tous les services qu’il a rendus à l’État et à la Finance, je me demande combien de gens, hommes et femmes confondus, le détestent ou le jalousent dans l’assistance. L’aiment aussi, peut-être ? Car c’est quelqu’un qui ne laisse pas indifférent : Michel Debré m’a dit un jour que parmi tous les hauts fonctionnaires dont il admirait, alors qu’ils étaient encore jeunes, le discernement et le sens de l’État, il retenait deux noms : ceux d’Haberer et de Jérôme Monod 14 . Pourtant, il me racontait également que, lorsqu’il occupait le poste de ministre des Affaires étrangères, les propositions de réforme du Quai de son jeune conseiller avaient provoqué la fureur des diplomates. Et même chose, quelques mois plus tard, au ministère de la Défense.
En 1981, Haberer a commis, aux yeux de certains de ses collègues d’avant, le grave péché de ne pas s’opposer à la gauche : ses anciensamis l’ont traîné dans la boue tandis que les nouveaux – Delors et Bérégovoy en sont – lui bâtissaient une carrière ascensionnelle.
Moi qui ai parfois du mal à comprendre toutes les arcanes de l’économie, je le trouve lumineux lorsqu’il s’exprime sur les problèmes financiers, la monnaie, les banques même. Ce soir, je sentais parmi l’assistance, je ne sais pourquoi, beaucoup de haine et peu d’amitié.
Si j’écrivais un roman, je le commencerais par une scène de ce genre : un homme se voit remettre la Légion d’honneur en grande pompe. Parmi les invités, il y a sa femme, un ancien copain devenu son ennemi, sa secrétaire personnelle qui aurait beaucoup à dire sur le bonhomme, et puis, que sais-je, son médecin,
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