Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
Nouvelle-Calédonie.
Il en est un que ce nouveau départ en campagne comble de joie, c’est Jacques Chirac. On l’a très peu vu depuis son échec de l’année dernière. En revanche, il vient de repartir dans l’exercice qu’il préfère : le tour de France des meetings. Je comprends qu’il ait besoin de ces bains de foule pour reprendre confiance en soi. On me dit qu’il n’est pas au mieux de sa forme. Jacques Toubon me répète – et je suis sûre qu’il ne me dit pas tout – qu’il arrive aujourd’hui à Chirac de douter de son avenir politique. Il aurait confié à Toubon – mais j’ai du mal à le croire tout à fait – la place que le duel télévisé avec Mitterrand, entre les deux tours de 1988, aurait occupée dans sa vie. Lorsqu’il y a eu cet accrochage, que j’ai ressenti de façon si intense, entre Mitterrand et lui sur l’affaire Gordji, Chirac, qui avait la conviction de dire la vérité, aurait été si désarçonné qu’il n’aurait pas même cherché à répliquer. Il aurait eu l’impression d’avoir été trompé, berné, ignoré par Mitterrand entre 1986 et 1988.
Avait-il à l’époque la conviction d’avoir conquis Mitterrand comme il conquiert ses électeurs ? Peut-on croire à un Chirac déstabilisé par le « dans les yeux, je le conteste » de Mitterrand en 1988 ? Peut-être bien. Qu’il n’ait pas cherché à contre-attaquer sur le terrain que lui avait suggéré Pasqua, c’est en effet ce que j’avais cru déceler sur le moment.
Le voici donc sur les estrades comme s’il avait retrouvé le goût de vivre.
3 mars
Déjeuner dans un restaurant qu’il affectionne, le Pré carré, avec Claude Cheysson qui se remet mal de ne plus être ministre et ne comprend toujours pas ce qui a pu se passer entre Mitterrand et lui. Il souffre comme un homme souffrirait de ne plus être reconnu par une femme avec laquelle il a vécu des années. Il aura été ministre des Affaires étrangères dans quatre gouvernements successifs de 1981 à 1984. Mitterrand, je m’en souviens pour avoir fait avec eux un voyage à Rome, éprouvait à son endroit un étrange sentiment : d’un côté, il le trouvait intelligent et brillant, connaissant bien le monde, surtout le monde arabe ; de l’autre, il était exaspéré par ce qu’il appelait son « manque de sens politique ». À Rome, je m’en souviens, il lui avait fait reproche de ne pas compter avec l’opinion publique française, de ne pas savoir la ménager. Et aussi, de façon récurrente, de commettre gaffe sur gaffe 9 .
De cela je me rends bien compte que Cheysson ne sait rien. Il ne comprend donc pas sa rupture avec Mitterrand, qui ne le voit plus que très rarement, et rend Roland Dumas, qui l’a remplacé au Quai, responsable de l’avoir éloigné de l’Élysée.
La présidence de l’arche de la Défense ? Elle lui permet, au-delà de sa présence à Bruxelles comme commissaire, puis député européen, de garder une activité à Paris et d’espérer voir de loin en loin Mitterrand. L’Europe ? Il lui a consacré douze ans de sa vie ; il trouve que la Commission, tout en n’ayant pas beaucoup de pouvoirs, doit néanmoins jouer son rôle : être l’aiguillon qui pousse les pays à avancer, la force d’imagination et de proposition de l’Europe.
Sa voix, l’extrême intelligence de son visage, font que cet homme laid est presque beau. Il parle sans se préoccuper de son interlocuteur, dans une sorte de soliloque à peine interrompu par les questions que je lui pose et auxquelles il ne répond pas toujours.
5 mars
Alain Duhamel à « 7 sur 7 ». Campagne électorale oblige : je l’ai invité à l’occasion de la sortie de son livre Les Habits neufs de lapolitique , puisque les hommes politiques, eux, n’ont plus le droit d’intervenir à l’antenne. Avec Alain, on sait qu’on tombe toujours assez bien pour le faire parler d’un livre : il en publie un tous les deux ans, comme un métronome. Il n’a jamais failli à ce rythme. Ce qui est intéressant, c’est qu’il parle de la classe politique comme nous sommes, je pense, seuls à en parler. Au-delà des « affaires » et malgré elles, nous continuons envers et contre tout à penser que la classe politique française n’est pas tout entière contaminée ; que les députés et les maires ne sont pas seulement des ambitieux qui veulent conquérir la Lune et le fric qui va avec ; que les leaders ne sont pas seulement des
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