Camarades de front
as perdu courage, lâchement.
– Tu es atroce.
– Sûrement. Peut-on s’attendre à autre chose des plus répugnants soudards que la terre ait portés ? Pauvre société qui doit un jour nous hériter !
Elle me jeta les bras autour du cou et m’embrassa si durement que je goûtai le sang de ses lèvres. Il faisait très lourd. Elle était en jupon mauve, un jupon de poule, avais-je dit. Ce genre de jupon vous met de belle humeur. La rue retentissait du bruit des tramways. Ma tunique était jetée au milieu de la pièce, noire et laide. Une des têtes de mort riait vers le plafond. Très loin, une sirène se mit à hurler lugubrement et nous réveilla.
– Alerte, dit la dame au jupon mauve en regardant le ciel sans nuages qui rosissait au coucher du soleil.
– Au diable l’alerte, retournons nous aimer, dis-je en la pliant en arrière.
Nous fîmes l’amour au point de déchirer le jupon. J’étais fou, elle criait, je haletais. Nous avions oublié le monde. Très haut, au-dessus de nous, les grands bombardiers traçaient leurs lignes blanches, les bombes tombaient, mais c’était loin, peut-être près de la Kaiser-Wilhelmstrasse. Elle soupira et se rapprocha encore de moi. Je sentis son beau corps mince contre le mien ; il était souple et lisse et sentait le frais. Un de ses pieds, en l’air, montrait sous les bas fins ses ongles rouges. Elle avait de belles jambes longues que ma main suivit, depuis la cheville jusqu’à la rondeur de la hanche.
– Si ton mari survenait, il nous tuerait.
– Il ne viendra pas. Il est avec sa division, une division d’attaque, 28 e chasseurs. Elle a un faucon comme insigne.
– Je la connais, nous l’appelons la division au faucon. Elle était à Gomel et à Nicopol, une vraie division de la mort. Tu ne reverras jamais ton mari.
– Ne dis pas cela. – Elle se mit à pleurer sans bruit ; les larmes coulaient, intarissables, pendant que je lui tapotais le dos et caressais ses cheveux comme on caresse un petit chat.
– Tout cela, c’est la faute de la guerre, murmura-t-elle.
On sonna la fin de l’alerte et la rumeur de la rue monta de nouveau vers nous dans la soirée chaude. Les gens riaient, rassérénés ; ce n’était qu’une petite alerte, quelques centaines de morts et de blessés seulement.
– Raconte-moi un peu ce qui se passe là-bas.
Elle insista longuement et je ne comprenais pas ce besoin de savoir ce qui se passe en enfer.
– Crois-tu que c’est bien de tuer les gens parce qu’ils sont d’une autre race ? Les juifs par exemple ?
– Ils font plus que les tuer. Tu peux acheter un sac de juifs morts ou de bohémiens comme cendres pour engrais.
– Ce n’est pas possible !
– Vraiment ? Il y a mieux que ça. Tu n’as pas idée de ce que l’on peut voir.
– Pourquoi déteste-t-on donc tellement les juifs ?
– Je ne sais pas. Moi je n’ai rien contre eux, mais j’ai souvent rencontré des gens qui ne les supportent pas, et ce n’étaient pas des nazis, au contraire.
– Des fous ?
– Sans doute, mais nous le sommes tous. Ceux qui ne le sont pas, on les enferme derrière des barbelés. Le monde a fait la culbute et il n’y a plus que les fous qui aient droit de cité. Je n’arrive pas à oublier ce jour où nous avons rencontré le juif, au cours d’une chasse aux partisans.
– Raconte, dit-elle en s’étendant paresseusement.
– L’histoire est longue mais elle vaut la peine d’être dite. Nous étions à ce moment-là dans les montagnes tchèques, à la poursuite des partisans. Un travail agréable parce que nous pouvions faire ce que nous voulions, par petits groupes, et sans contrôle particulier. De temps en temps nous tirions en l’air pour la forme. Ces énormes gaspillages de munitions justifiaient nos faux mais belliqueux rapports, mais à la vérité nous ne rencontrions jamais personne. Les partisans et nous, nous nous évitions mutuellement.
L’essentiel était toujours de trouver à manger et lorsque nous n’avions rien, les camarades allaient à la chasse au chamois. Ce genre de chasse coûtait à la grande armée du Reich une quantité ahurissante de munitions. Il était bien rare qu’on revînt avec un chamois ou un cerf, mais plus souvent avec un cochon ou un veau d’autant plus facile à tirer qu’ils étaient attachés.
Un soir, juste avant le coucher du soleil, nous arrivâmes près d’une hutte de montagne abandonnée où nous avions l’intention de
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