Camarades de front
connaissance et mourut dans les bras d’une fille qui se vendait pour avoir du beurre et du café, choses plus précieuses qu’un lingot d’or.
– Sacré Nom de Dieu ! s’écria le légionnaire. Quelle soirée ! – Il regarda Tante Dora qui sirotait son genièvre.
– Qui est ce Bielert, et comment le connais-tu ?
– Curieux n’est-ce pas ? dit-elle en souriant. Paul Bielert est une grosse légume de la Police criminelle, ici à Hambourg. Il est conseiller de la Criminelle. Sa signature peut envoyer n’importe qui sans jugement dans l’autre monde. Ils en ont fait un important S. S. Sturmbannführer, ou quelque chose du même genre.
– Et tu fréquentes cette horreur ?
Tante Dora continua sans se soucier de l’interruption.
– Autrefois, Paul n’était pas grand-chose, un coquin insignifiant de la « Kripa ». Je l’ai un jour tiré d’affaire. – Elle se cura les dents avec une. allumette. – Sans moi le Beau Paul perdait la face, mais j’ai naturellement pris mes précautions. Elle rit silencieusement. – Quand on a affaire à des serpents de cette espèce-là, il faut du bon sérum.
Le légionnaire se gratta l’oreille : – Hm !… dit-il pensivement. Gare que ce ne soit pas malsain ! Si le Beau Paul trouvait prudent de te refroidir… Mon lapin, à sa place, je m’y emploierais.
Tante Dora se mit à rire : – Dis donc, Alfred, tu me crois delà dernière couvée ?
– Merde, bien sûr que non ! Si tu étais une pu-celle, il y a longtemps que tu ne serais plus là, mais tout de même… ce type a une de ces gueules ! Moi j’aimerais autant ne rien savoir qui puisse lui nuire.
Tante Dora s’amusait : – Si quelqu’un était assez bête pour me refroidir, tout ce que je sais sortirait du tombeau et les tribunaux auraient des heures supplémentaires. Ils le savent tous. C’est leur intérêt qu’il ne m’arrive rien et que je sorte vivante de cette guerre, tu peux me croire. Il est possible d’ailleurs que je finisse toute seule avec quelques putains, à chercher des clients derrière l’église Sankt-Michaélis. Mais Adolf, lui, il aura crevé depuis longtemps.
D’un coup elle avala son genièvre et fit bouffer sa tignasse noire à deux mains.
– C’est politique ce que tu sais sur lui ?
– Naturellement. Tu crois que les histoires de meurtre leur font peur à ces gens-là ?
Nous bûmes en silence.
Le schupo qui était venu se rincer la gorge à cause de la fumée fut jugé par un tribunal d’exception en vingt minutes. Le juge, un vieux juge, avait à juger des milliers de gens, bien au-delà de ce qu’il lui était possible de faire. Sa femme étudiait les dossiers pendant qu’il mangeait et il signa maintes pièces dont il n’avait pas lu une seule ligne. Après la guerre, il prit sa retraite et cultiva des tulipes et des œillets dans sa petite maison d’Aumühle, à cinq minutes de la colonne de Bismarck.
Le jour où il prononça le jugement de ce pauvre schupo, il avait eu une matinée particulièrement chargée et avait envie de rentrer déjeuner. « Au nom du Führer, le prévenu paiera de sa vie sa désertion, mais attendu qu’il a servi de longues années dans la police la peine de décapitation lui sera épargnée et il sera passé par les armes, sur la place d’armes. » Son « Heil Hitler ! » fut prononcé alors qu’il avait déjà presque quitté le tribunal.
Le schupo de cinquante ans qui avait trente ans de service s’effondra en sanglotant. Quelqu’un dit que le malheureux était déjà mort de peur avant que les douze balles ne l’aient transpercé. Un des hommes du peloton atteignit son visage qui fut mutilé. Ce n’était pas réglementaire et pouvait passer pour une violence – quelque chose qui n’a pas sa place dans une exécution militaire.
Le lieutenant de police commandant le tir se fâcha tout rouge et punit le peloton lequel partit quinze jours plus tard pour la Pologne, combattre les partisans. Par une nuit sombre, leur compagnie fut envoyée au nord de Lemberg. Deux camions s’embourbèrent. Pendant qu’ils travaillaient à les dégager des coups de feu crépitèrent. Violents comme un tremblement de terre, avec de méchantes petites flammes bleues. Elles venaient de la droite, de la gauche, et aussi au-devant d’eux. Le tout dura exactement quatorze minutes puis ce fut le silence ; il n’y eut plus que le grésillement des flammes qui consumaient les camions, et aussi quelques
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