Camarades de front
gémissements.
Des silhouettes vêtues comme des paysans s’avancèrent. Elles donnèrent des coups de pied aux morts, et aux blessés des coups de grâce. Il n’avait pas fallu longtemps pour liquider cent soixante-quinze soldats de la police, puis le lieutenant Wassilij Poloneff disparut sans bruit comme il était venu. Les cent soixante-quinze soldats liquidés étaient tous des hommes d’un certain âge qui pendant de longues années avaient arpenté les rues de Hambourg, de Brème, ou de Lübeck, sans se douter de l’existence de ces tueurs fanatiques, tels que Wassilij Poloneff.
Dans quelque temps, la poste apporterait une carte aux familles : « Le sergent chef Schultz (ou Müller) est tombé pour le Führer et pour la grande Allemagne. Le Führer vous remercie. »
Il ne fallait surtout pas pleurer, car montrer de la peine n’est pas allemand, cela pourrait passer pour un sabotage, et les annonces mortuaires ne devaient pas parler de douleur.
« C’est avec fierté que nous avons reçu la nouvelle de la mort pour la Patrie de notre fils le lieutenant de réserve Heinz Müller… »
Trois semaines plus tard, la famille Müller reçut une longue lettre l’avisant de l’envoi de 147 marks 25 pfennigs. Le remerciement de l’armée pour le sacrifice. Le père Müller se mit en colère et dit des tas de choses sur le prix du sang, mais il fut entendu d’un surveillant de la maison.
Le lendemain soir on vit arriver deux messieurs bien habillés qui emmenèrent Müller. Il y eut un jugement. Défaitisme, manquement à la conduite d’un bon Allemand, offense au Führer et appel à la rébellion. Un matin de novembre, alors qu’il tombait une petite pluie fine, le bourreau trancha la tête du père Müller.
M me Müller qui avait vécu si longtemps en compagnie de Hans Müller fut envoyée à Ravensbrück pour rééducation.
Un concert de cris et d’appels s’élevait de milliers de gorges. Les bombes tombaient comme grêle. Des torches humaines couraient dans les rues, puis se ratatinaient en petites momies.
Ils appelaient Dieu, mais le Seigneur ne les entendait pas.
L’église Saint-Nicolas était un océan de flammes. Le prêtre voulut sauver les Saintes Espèces mais un grand Christ de pierre s’effondra et lui brisa les reins.
Hambourg tout entier brûlait.
Nous nous buvions dans la cave de l’hôpital et les huiles du Parti festoyaient dans un restaurant souterrain de Baumwall où Paul Bielert cherchait un assassin.
Pour les détrousseurs de cadavres la nuit était fructueuse.
NUIT DE BOMBES
LES torpilles aériennes tombaient sur le quartier de l’hôpital ; le home d’enfants, du côté de Ivandungsbrücke, avait déjà été pulvérisé. Un immense nuage de poussière, et le home avait disparu, avec les aigles hitlériennes et tous les gamins dans la cave. Neuf garçons de douze ans qui servaient la pièce antiaérienne disparurent en même temps.
Une des ailes de l’hôpital, celle qui longeait la Nachtstrasse, était à moitié rasée. On pouvait voir des restes de lits de fer tordus, une jambe nue arrachée au niveau du genou et couverte de milliers de grosses mouches vrombissantes, et puis une main, une grosse main calleuse avec un anneau lisse au doigt. Deux chiens efflanqués se la disputèrent, ce qui nous fit rire.
– Merde ! camarades, souffla le légionnaire. La fin approche, le Reich devient première ligne.
Devant la brasserie Saint-Paul, une femme à demi couverte d’un jupon et d’un vieux tapis rose, et tout éclaboussée de chaux grise, pleurait toute seule. Nombreux étaient, ce jour-là, ceux qui pleuraient seuls. On vit sortir de Hambourg par la porte du Nord une longue théorie ; c’était les ouvriers étrangers qui travaillaient sous contrat. Personne n’essaya de les arrêter, la Police s’était effondrée. Les épaules chargées de colis, les ouvriers traversèrent Neumünster, passèrent le pont de Rensbourg et approchèrent de la frontière. Ils en avaient assez de la guerre allemande. La frontière fut passée sans contrôle, l’Allemagne entière semblait en feu.
Quant à nous, notre sortie de l’hôpital fut remise sans raison et on nous affecta au déblaiement, mais celle qui nous commandait était bien inexpérimentée pour de vieux soldats comme nous. C’était une infirmière-major nouvellement arrivée, avec un gros chignon tortillé sur le sommet du crâne ; une personne germanique, maigre et contente
Weitere Kostenlose Bücher