Camarades de front
Celui-ci ricana : – Tu peux choisir entre deux solutions. Bataillon disciplinaire ou tribunal d’exception en tant qu’individu nuisible au bien du peuple.
Ewald étouffait : – Mais je n’ai rien fait ! gémit-il. Je ne me suis jamais mêlé de politique !
– Vraiment ? répondit Bielert en montrant les papiers. Et ça ? Il s’agit peut-être de potins mondains ? Tu es jusqu’au cou dans les ordures politiques, mon cher.
Il se tourna vers la porte et appela : – Geige, Potz !
Deux géants en uniforme S. S. se montrèrent aussitôt.
– Tribunal d’exception pour celui-là ! grinça Bielert en désignant Ewald qui claquait des dents et semblait prêt à défaillir.
Les deux S. S. allèrent à lui et le prirent par un bras en lui disant avec une froide amabilité :
– Viens, petit.
– Non, non ! hurla le malheureux. Vous ne pouvez pas me faire ça, Brigadenführer ! Je vous ai toujours servi correctement, j’ai toujours fait toutes vos volontés !
Bielert se mit à rire : – Je n’ai qu’une volonté, bête puante, ne plus jamais voir ta sale gueule !
Ewald criait comme un possédé. Le misérable souteneur avait été assez bête pour nommer Tante Dora dans son dernier rapport. Tout était fini pour lui ; on ne touchait pas à Tante Dora.
– Bien, trouvez-lui un uniforme et qu’il parte par le prochain convoi.
Et c’était pour cette raison qu’Ewald se glissait le long du train dans un uniforme sans pattes d’épaules et sans écussons. Bielert ne s’était pas contenté de l’envoyer dans un quelconque régiment disciplinaire, mais au bataillon 919 de redressement disciplinaire, direction Brest-Litowsk. Si Ewald s’était douté de ce qui l’attendait, il aurait détalé sur l’heure pour se terrer dans les bas-fonds de Hambourg. Sans doute aurait-il eu plus de chances de s’en tirer que dans l’unité la plus célèbre de l’armée allemande, où le Stabsfeldwebel Neuring vous recevait immanquablement par ces mots :
– Si vous pensez que vous avez une chance de sauver votre peau en filant d’ici, vous vous trompez. A midi moins cinq, balle dans la nuque réglementaire.
Le long du train couraient les gendarmes, leurs plaques brillantes sur la poitrine. Le petit légionnaire embrassa Tante Dora et la serra contre lui.
– Ça y est, Dora, il faut partir. Cette guerre ne peut finir sans le caporal Alfred Kalb du 2è Etranger. Pense, si Hitler devait gagner, ça irait mal pour nous deux !
Tante Dora pressait sa grosse poitrine contre la mince silhouette. Ses lèvres trouvèrent les siennes ; elle le tenait si fermement qu’on aurait pu croire qu’elle ne le lâcherait jamais.
– Alfred, chuchota-t-elle, tu reviendras !
C’était presque un ordre donné à Dieu : le légionnaire ne devait pas mourir pour une cause idiote. Il hocha la tête et se força à sourire.
– Je reviendrai, ma chère Dora, par Allah je reviendrai. Ces merdeux de Russes ne tueront pas un caporal de la Légion ! Il faut pour ça un vrai Kabyle.
– Alfred, écris-moi, écris-moi ! Je deviendrai folle si tu m’oublies ! – Elle lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa sauvagement, le cœur déchiré. Elle pleurait, les larmes coulaient, faisant de longues traînées dans l’épaisse couche de poudre.
– En voiture ! criait le feldgendarme. On verrouille les portes !
Le légionnaire monta lentement et resta dans l’encadrement de la portière. Dora caressait encore le visage amaigri.
– Adieu ! dit-il d’une voix rauque.
Elle tordit ses lèvres en un pauvre sourire :
– Non, Marocain, pas adieu, au revoir. Il rit :
– Tu as raison, au revoir, à bientôt !
Petit-Frère lança par la fenêtre son sac dans le compartiment, puis sa cantine avec trois saucissons, un pain de seigle et quelques bouteilles de schnaps. Il se précipita encore une fois dans les bras de Boule de suif qui le souleva de terre pour l’embrasser.
– Fais attention à toi, grand ours, pour que je puisse récupérer tes morceaux, gronda-t-elle d’une voix de basse. Qu’on se marie, et qu’on ait vingt-trois enfants aussi laids que toi !
– Par le diable ! rigola Petit-Frère, c’est ce que j’aurais fait de mieux dans ma vie ! Vivement qu’on perde la guerre ! Vingt-trois mioches, Seigneur !
– Et je ferai de toi quelque chose, bandit de ruisseau !
Elle lui donna une vigoureuse tape sur la joue.
Petit-Frère riait tout heureux. –
Weitere Kostenlose Bücher