Camarades de front
petite voix de Gunni.
– Papa, où s’en vont les nuages ?
LE RETOUR
Le lieutenant Ohlsen partait en permission – la première permission en trois ans ! Est-il besoin de dire qu’il nous quittait fou de joie ? Et lorsque le train s’arrêta en gare de Breslau, ce fut justement un visage ami qui surgit dans le compartiment.
Rencontre merveilleuse après tant d’années, on avait tant à se dire ! L’ami en question était un acteur.
– Viens avec moi à Darlem lorsque nous arriverons à Berlin. Je fais partie d’une espèce de troupe théâtrale – troupe de guerre, ajouta-t-il en riant bruyamment. On rigole bien ! Des filles, du champagne à flots et du caviar à la louche ! Tout ce qu’on peut désirer. Le directeur est S. S. Obergruppenführer. – Il eut encore un gros rire.
Le lieutenant Ohlsen secoua la tête en signe de dénégation.
– Je ne désire qu’une chose, Heinrich, rentrer chez moi au plus vite ! – D’impatience, ses mains se crispaient. – Ça me démange de descendre du train et de courir devant, sur les rails !
Heinrich rit encore : – Je te comprends, mon vieux, mais viens tout de même nous voir un jour. Je te réserve une de ces filles ! Une sorcière noiraude… Du feu, mon cher, après ça on est sur le flanc ! Tu verras aussi nos S. S., capables de tout, crois-moi. Si quelqu’un bouge… Pfft ! Supprimé. Tu n’as sûrement rien vu de tel.
– Me doutais pas que tu étais du Parti ?
– Je n’en suis pas non plus, Bernt, mais quoi ? Je préfère travailler avec eux que pourrir dans les tranchées ! Et même si j’étais contre, est-ce que ça changerait quelque chose ?
– Ton frère n’a-t-il pas été pendu à Buchenwald ? demanda le lieutenant étonné.
– Oui, et mon père, répondit tout naturellement Heinrich. Mais je n’y peux rien. Ils ont voulu faire les malins, tant pis, mauvaise carte ! Il faut savoir descendre à temps de la galère ! Liselotte et moi avons été plus astucieux ; nous avons senti qu’Adolf était la bonne carte, et on s’est débrouillé.
– Mais tâche aussi de descendre à temps, prévint le lieutenant.
– Ne t’en fais pas ! Aujourd’hui S-S., demain N. K. V. D. ou F. B. I., pourvu que je surnage je m’en fous. Si tu veux me suivre, Bernt, tu ne verras plus jamais le front.
Ohlsen sourit : – J’ai peur de ne pas être assez malin pour tirer mon épingle du jeu au bon moment.
Ils arrivèrent à Berlin dans la soirée et se séparèrent à la gare de Silésie. Heinrich donna son adresse au lieutenant, puis il dégringola les marches en riant toujours et disparut.
Le lieutenant prit un train de banlieue qui s’arrêtait à la Friedrichstrasse, et, un peu déprimé, descendit à cette gare bien connue parmi un flot de gens pressés. Il eut peur tout à coup. Une angoisse étouffante l’étreignit. Dans la foule, un vieux territorial salua, raidi, mais Ohlsen ne lui rendit pas son salut ; il lui fit un signe de tête en camarade comme il en avait l’habitude. Aussitôt, un capitaine de cavalerie l’aborda, souriant amicalement, mais son regard était aussi froid que les écussons d’acier de sa casquette de dragon.
– Camarade, dit-il, puis-je vous faire remarquer que la discipline exige qu’un officier réponde militairement à ses inférieurs, et, sous aucun prétexte, en camarade ? C’est presque du sabotage.
Le capitaine de dragons salua : – Bonne permission et bonjour de ma part aux héros des tranchées ! Il s’éloigna, ses éperons cliquetant joyeusement sur le quai ; c’était sa façon de faire la guerre. Le lieutenant Ohlsen essuya son front en sueur sous son calot de campagne et suivit des yeux le capitaine qui engueulait un feldwebel un peu plus loin. Il hocha la tête, et, remontant ses deux musettes d’un coup d’épaule, il descendit l’escalier vers la Friedrichstrasse.
Il se sentait las, terriblement las, avec ce sentiment atroce d’être dans un monde étranger. La peur lui monta à la gorge… Le petit légionnaire aurait-il eu raison ? Il regarda son uniforme fripé, poussiéreux, ses bottes éculées, son baudrier crasseux soutenant la gaine noire du 0,38, laquelle n’avait rien de l’élégante gaine brune du Mauser que les officiers portaient sur la fesse. Il était un drôle de mélange de simple soldat et d’officier, de qui, seules, les pattes d’épaule en argent trahissaient le grade. Ohlsen respira profondément et
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