Camarades de front
passa la main sur ses yeux.
– Berlin ! mon Berlin !…
La trogne de Petit-Frère lui apparut tout à coup ; il le revit, donnant un coup de botte au feldgendarme ; il revit le couteau menaçant du légionnaire se planter dans l’arbre derrière sa tête, les cadavres mutilés, Maria morte dans une mare de sang, et il tourna la tête pour voir enfin autre chose autour de lui… Tout paraissait désert dans la nuit. Des ruines partout ; sous ses pieds, des vitres brisées ; sur le mur, des messages à la craie : « Maman chez Tante Anna à Bergenwalde », « Müller du 3 e , s’adresser chez l’oncle Théo »… et il hâta le pas pour ne pas perdre une seconde des brèves semaines où il lui était enfin permis de redevenir un être humain. Trois semaines en trois ans…
Dans un rêve, il lui sembla voir récriture d’Inge : « Gunni mort, s’adresser chez Papa. » Il se mit à sangloter de terreur et s’aperçut qu’il courait. Personne ne faisait attention à lui car ce n’était pas rare de voir des gens courir en pleurant dans les rues de Berlin. Les murs et les pierres elles-mêmes pleuraient… Voilà, il était devant sa maison. Aucun message ne l’attendait… Il se raidit. Il n’y avait plus de maison. Nettoyée. La surface nue de la terre.
Le lieutenant s’assit lourdement sur une musette, cacha sa tête entre ses mains et sanglota comme un enfant. Ses camarades ! Oui, il aurait, aimé les avoir près de lui… Ses camarades. Cette grande brute de Petit-Frère, Alte si paternel, Porta malicieux, le pétulant Julius Heide, le légionnaire sec et brutal… Tous, oui, tous, les camarades de la mort.
Une main se posa sur son épaule, c’était la main sale et calleuse d’un ouvrier. Ohlsen leva la tête et regarda étonné le visage hâlé, ridé, où pointait une barbe de plusieurs jours.
– Monsieur Graup ! cria-t-il en s’emparant de la main du vieil homme.
– Tu es revenu, Bernt ? grommela l’homme. Et tu es devenu lieutenant ! Ta femme et ton petit sont sauvés ; il a fallu trois jours pour les déterrer. Nous en avons sauvé dix-neuf ; c’était il y a eu samedi quinze jours, ils ont rasé la rue. Ta femme ne t’a pas écrit ?
Le lieutenant secoua la tête.
– Inge n’écrit pas souvent, elle a tant à faire.
– Sûrement, dit le vieux en crachant sa chique. Il sembla gêné.
– Où sont-ils ?
– Chez son père, ou plus exactement dans la maison de son père. Ton beau-père a dû être appelé..
Téléphone avant d’y aller ! cria l’homme, mais le lieutenant n’entendit rien. Il courait déjà.
– Inge, Gunni, chuchotait-il essoufflé. Vous êtes vivants ! Que Dieu soit loué, vous êtes vivants !
Derrière lui, le vieillard cracha un autre bout de chique : – Pauvre type ! murmura-t-il. Mais c’était pis hier, pour 1’Oberfeldwebel. Femme et cinq enfants tués, et lui, aujourd’hui, à Plotzensee pour ses remarques désobligeantes contre Adolf. – Il caressa un chat qui se pressait contre sa jambe : – Tu as de la chance, toi, il n’y a que les chiens qui soient après toi !
Le lieutenant Ohlsen retourna en courant vers la Friedrichstrasse et prit le tram pour la Halensee. Un malheur faillit lui arriver car il ne vit pas un général sur le Kurfürstendamm. Il se redressa, au garde-à-vous, en murmurant tout bas :
– Ils vivent ! Inge et Gunni… ne le comprends-tu pas, imbécile ? Ils vivent. – Oui mon général, pas de discipline au front. – Ils vivent. – Oui, mon général, le devoir de saluer est la base de la victoire. – Seigneur je vous remercie de les avoir sauvés ! – Oui, mon général, cela n’arrivera plus… – Cul ! Qu’une bombe t’envoie sur la porte de Brandebourg. – Merci, mon général, parce que mon général donne le pas à la clémence sur le règlement…
Le général porta trois doigts à sa casquette et s’éloigna enchanté de lui-même. Le lieutenant claqua ses talons éculés et continua sa course. Il réussit tout de même à saluer un major d’état-major aux pantalons gris perle à bandes rouges.
– Berlin, merveilleux et pourri ! Que les compagnies du front viennent nettoyer tout ça ! Comme ce serait beau ! Porta et Petit-frère derrière une mitrailleuse sur la Brandenburger Tor. Voir sauter tous ces embusqués… Mon Dieu ! Ils vivent…
Il tourna dans la Joachim-Friedrichstrasse, perdit une de ses musettes, la rattrapa et continua de plus
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