Camarades de front
l’empêcherait de reprendre son garçon ! Ses camarades le renieraient d’avoir été à la Gestapo… Ses copains, ses copains lui tourneraient le dos, le légionnaire le tuerait peut-être, mais tout lui était égal… plutôt le mépris de ses camarades que la perte de son fils. Lentement il descendit les quelques marches. Il s’arrêta devant la porte, puis il sonna et frappa.
Derrière la porte fermée, une voix grave de femme demanda : – Qui est-ce ? – Il ne répondit pas tout de suite. Attendre… attendre un instant pour calmer son cerveau en feu. Lorsqu’enfin il parla, ce fut d’une voix qu’il ne reconnut pas.
– Inge, c’est Bernt.
La femme dut fermer les yeux pendant quelques secondes et se mordre les lèvres, puis elle apparut, mince et grande, brune ; ses yeux noirs riaient, sa bouche souriait, montrant une rangée de dents éclatantes.
– Bernt ! murmura-t-elle. Toi ! – Elle se jeta dans ses bras.
Il l’étreignit. Un instant il crut avoir rêvé… Oui, tout s’était passé en rêve. Us s’embrassèrent follement.
Tous deux entrèrent dans le salon. C’était un grand salon, rempli de précieux tapis d’Orient qu’autrefois il avait eu peur de fouler. Comme Inge en avait ri ! Elle parlait, parlait… Les mots entraient à peine dans le cerveau du lieutenant…
« Bombes, tout détruit… sauvés. Père appelé… Intendant d’état-major à Leipzig… Maman fait une cure à Karlsbad. Annie chez Tante Ingeborg. »
Elle bavardait inlassablement devant les verres remplis. Ses yeux brillaient, un étroit kimono vert et noir la moulait ; quand elle croisa ses jambes, il vit qu’elle était nue sous la soie épaisse.
« Putain ! pensa le lieutenant. Putain dégoûtante. » Il balançait nonchalamment une jambe bottée. Ses bottes étaient poussiéreuses ; de la poussière russe… Le visage railleur du légionnaire lui apparut encore.
Tout à coup, Inge se rendit compte qu’il n’avait pas ouvert la bouche depuis le début. Elle remplit à nouveau les verres et il vida le sien d’un trait. La belle bouche eut un soupçon de sourire.
– Veux-tu un bain ?
Il secoua la tête.
– As-tu faim ? J’ai du dindon froid envoyé par Papa.
Faim ? Oui il avait faim, mais il secoua encore la tête.
– Es-tu fatigué, veux-tu te coucher ?
Il était mort de fatigue, mais il ne répondit pas. Elle le regarda et demanda sèchement : – Qu’y a-t-il donc ?
Il eut un sourire forcé : – Il y a que nous sommes en guerre, ma chère, que nous n’avons plus de toit, que nous avons tout perdu. – Il insista sur le mot « tout » et le répéta.
Inge rit avec soulagement : – N’est-ce que cela ? Mais ne t’en fais donc pas ! Père nous donnera le nécessaire et même davantage. Il est au mieux avec le Parti.
– Où est Gunni ?
Elle leva les yeux sur le lustre et alluma une cigarette avant de répondre.
– Dans la maison d’éducation du Parti, à Bergen, près de Lunebourg.
Ohlsen posa son verre d’un geste brusque, plissa les paupières et dit d’une voix menaçante : – Et pourquoi ? Peut-on le savoir ?
Elle souffla des ronds de fumée.
– Parce que j’ai pensé que ça valait mieux et mes parents ont été de cet avis.
– Vraiment ! Toi et ton élégante famille vous n^ savez peut-être pas que je suis le père de Gunni et que mon avis compte aussi ? Sais-tu ce que ça veut dire « Maison d’éducation du Parti » ? Tu as froidement vendu ton fils aux nazis !
Elle baissa la tête : – Je le savais…
– Que savais-tu ? dit-il avec mépris. – La rage lui montait à la tête, ses tempes battaient. Il ouvrait et crispait ses poings en se disant les dents serrées : « Du calme, pour l’amour de Dieu, du calme… »
– Je savais que tu ne comprendrais rien ! dit-elle, presque agressive. – Ses yeux lançaient des éclairs. – Toujours aussi entêté et sûr de toi ! On voit bien d’où tu sors !
Le lieutenant eut un rire très las.
– Oui, on voit d’où je sors, Inge. Je suis un petit rond de cuir admis à lécher les pieds des Lander… Von Lander !
Il prononça ce dernier mot en grinçant, puis se mit à faire les cent pas avec agitation, et donna un coup de pied au sofa.
– Je ne sais toujours pas pourquoi tu t’es séparée de Gunni ?
– Parce que ce gamin est impossible ! s’écria Inge hors d’elle. Il te ressemble, il est atroce, morose, têtu. Quand on lui disait
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