C'était de Gaulle, tome 3
une demi-douzaine à quitter à pied le ministère de l'Éducation, sous le regard narquois de ses rares habitants, pour passer la Seine. Qu'allons-nous trouver de l'autre côté ? À en juger par les rues désertes du Faubourg Saint-Germain, nous allons être ridicules. Aussi, quelle surprise, quelle émotion joyeuse, quand nous découvrons une place de la Concorde noire de monde et tout agitée de drapeaux — qui commence à déverser son trop-plein vers les Champs-Elysées...
On me place d'autorité au premier rang d'une vague en formation, parmi quelques députés ceints de leur écharpe.
À la hauteur du Rond-Point, nous voyons les journalistes du Figaro, massés aux fenêtres. Ils ont l'air encore plus ébahis que nous de constater notre nombre. Au premier étage, celui de la direction, où je reconnais Louis-Gabriel Robinet, on nous observe sans se découvrir ; au deuxième, sans doute des journalistes, quelques applaudissements ; au troisième, celui du « petit personnel » j'imagine, les vivats nous accompagnent.
Mes cinq enfants, y compris Benoît, sept ans, m'ont supplié de les laisser m'accompagner. Comme je regrette maintenant de les avoir privés de ce moment de chaleur, après leur avoir fait partager tant d'angoisses ! Mais comment aurais-je pu exclure une riposte sévère dans la rue, de la part du PC et des gauchistes, cette fois unis ? C'est ce que Debré redoutait et qu'on pouvait craindre avec lui raisonnablement.
Sur le terre-plein de l'Arc de triomphe, chaque vague qui arrive chante sa Marseillaise ; mais comme la précédente, en cours de dispersion, continue à chanter la sienne, et que celle qui suit en chante une autre, la cacophonie est complète. Peu importe : ce désordre contribue à l'enthousiasme.
« La République n'abdiquera pas. Le peuple se ressaisira », a dit le Général. Et le coup d'audace de Krieg a marché, au-delà de touteespérance. L'enchaînement ne pouvait être meilleur : coup de théâtre de la disparition, inquiétude du pays, retour en fanfare du Général, appel en forme de fulmination, défilé presque aussitôt après, tandis que le Général consulte pour former son nouveau gouvernement 3 ...
Certains de ceux qui remontaient les Champs-Élysées les avaient descendus le 25 août 1944 et disaient qu'entre les deux, on n'avait jamais rien vu de pareil. Pour le Général, c'était bien une seconde Libération.
C'était aussi la revanche des simples soldats du gaullisme sur ses caciques. Dans ces épreuves, la fidélité ne se mesurait pas aux diplômes, aux corps de rattachement, au déroulement des carrières. Les plus fidèles étaient ceux qui ne devaient rien d'autre à de Gaulle que la fierté d'avoir reconnu et aimé sa grandeur.
Une révolution forcenée, sans but, sans drames et sans victimes, commencée le 3 mai dans la rue, s'évanouissait le 30 mai dans la rue.
Pompidou, Fouchet, Messmer, Grimaud, pouvaient être fiers d'avoir empêché que le pied de De Gaulle ne glissât dans le sang de jeunes Français. Mais c'est quand même de Gaulle qui avait, finalement, puisé la force de retourner la situation dans sa certitude retrouvée d'être comptable de l'âme de la France.
1 Henri Bureau, grand reporter à l'agence Gamma de 1966 à 1973.
2 Dans cet ouvrage posthume, le seul où il ait livré sa vérité sur Mai 68, il cite intégralement mes lettres du 13 mai (sans faire allusion à celle du 12) et du 30 mai. Il souligne (p. 184) que, malgré l'offre de ma démission, je lui ai témoigné ma fidélité.
3 Joxe, garde des Sceaux, Fouchet, ministre de l'Intérieur, Gorse, ministre de l'Information, quittent le gouvernement. Ils sont remplacés respectivement par Capitant, Marcellin et Guéna. Après un intérim de deux jours de Pompidou, le ministère de l'Éducation nationale est confié à Ortoli, jusque-là ministre de l'Équipement, qui est remplacé par Robert Galley. Debré et Couve permutent : le premier va aux Affaires étrangères, le second aux Finances.
Chapitre 3
« C'EST LE SOIR OÙ POMPIDOU A ROUVERT LA SORBONNE QUE L'AUTORITÉ DE L'ÉTAT S'EST EFFONDRÉE »
Provins , samedi 1 er juin 1968 .
Quand Xavier de La Chevalerie me téléphone à Provins pour me demander de venir à l'Élysée, pour une « visite protocolaire d'adieu au Général », le dimanche après-midi de Pentecôte, je commence par décliner la convocation : « J'ai organisé pour la même heure une fête pour le garagiste de Sancy-lès-Provins, vous vous
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