C'était De Gaulle - Tome I
régime politique en tant que tel. Nous ne nous inclinons pas devant le communisme. Nous reconnaissons un fait évident, c'est qu'il y a un État qui gouverne la Chine. Il la gouverne depuis quatorze ans. Bien ou mal, selon nos préférences ou pas, ce n'est pas notre affaire. Ce qui est sûr, c'est qu'il la gouverne.
AP. — Si nous reconnaissons la Chine communiste, allons-nous demander quelque chose en échange ?
GdG. - Pourquoi faire des cadeaux, si on ne reçoit rien ? C'est déjà un avantage de pouvoir s'entendre avec les Chinois. Ça n'est pas donné à tout le monde.
AP. — Mais c'est surtout un avantage que nous leur accordons. Nous les faisons sortir de leur isolement. Nous rompons le cordon sanitaire qui les entoure. Et, un jour ou l'autre, ils vont, grâce à nous, entrer à l'ONU.
GdG. — Eh bien, qu'ils y entrent ! Pourquoi ça vous tracasse ? »
« Tracasse » : il se souvient donc que je lui ai déjà posé cette question, se rappelle la réponse qu'il m'a faite, et ne veut pas, lui, se répéter. J'en suis pour ma courte honte.
« Il faut toujours des alliés de revers »
AP : « Mais tout ça, ce sont des avantages pour la Chine. Et où sont les avantages pour nous ?
GdG. — Il faut toujours des alliés de revers. Ça a toujours été la politique de la France. Nos rois ont fait alliance avec le Grand Turc contre le Saint Empire romain germanique. Ils ont fait alliance avec la Pologne contre la Prusse. Moi, j'ai fait alliance avec la Russie pour nous renforcer en face de l'Allemagne. Et un jour, je ferai alliance avec la Chine pour nous renforcer face à la Russie. Enfin, alliance, nous n'en sommes pas là. Il s'agira d'abord de renouer des relations.
AP. — Ça va tout bouleverser ! Ça va rompre l'équilibre mondial...
GdG. — Eh bien, on comprendra peut-être que la France est capable de bouleverser quelque chose et d'établir un nouvel équilibre. Il est probable qu'après nous, il y aura des moutons dePanurge ; tout le monde voudra reconnaître la Chine et se trouver dans les premiers à la reconnaître. Et vous allez voir que les États-Unis vont être obligés de nous suivre. (Rire.) Avouez que ça vaudra la peine d'être vu ! 3 .
AP. — Est-ce que vous ne craignez pas des dangers de contamination parmi les pays sous-développés, auprès desquels la Chine sera dédouanée par cette reconnaissance ?
GdG. — Eh bien, ils n'auront qu'à se défendre. Charbonnier est maître chez soi. D'ailleurs, si vous vous imaginez que la concurrence chinoise est inquiétante pour nous dans le monde sous-développé, vous vous trompez. La Chine nous a rendu service en Afrique, en montrant à Sékou Touré 4 qu'il était plus pratique de s'adresser à nous qu'à elle.
AP. — Si je comprends bien, l'avantage, pour nous, c'est de nous donner l'initiative, de changer l'équilibre mondial et d'embêter les Américains ?
GdG. — Naturellement.
AP. — Vous profiteriez de la faille entre l'URSS et la Chine ?
GdG. — Il y a encore des gens qui confondent le monde chinois et le monde russe, ou qui pensent que si on reconnaît la Chine, on va devenir communiste. L'affrontement idéologique des Russes et des Chinois ne me bouleverse pas. Ils se disputent sur des détails insignifiants, sur des pointes d'épingle. Ce sont des faux-semblants. On prend pour des réalités ce qui n'est que vues de l' esprit. Ce qui compte, ce qui apparaîtra de plus en plus, c'est que les Russes et les Chinois sont deux peuples très différents qui sont — et seront inévitablement — rivaux en Asie. Leur différend théologique est le voile sous lequel ils cachent leurs rivalités de grandes puissances. Pourquoi tout le monde trouverait-il normal que nous ayons des contacts avec Moscou, et anormal que nous en établissions avec Pékin ? »
Pourtant, il ne sautera le pas qu'en 1964. Pour lui, l'action est une longue patience.
1 Krishna Menon, ministre indien de la Défense ; il dut démissionner en 1962 en raison de la colère suscitée par la faible résistance indienne en face des Chinois sur la frontière himalayenne.
2 Limite de l'Empire romain, marquée par des fortifications, et au-delà de laquelle on était en pays barbare.
3 Les États-Unis n'ont « suivi » la France qu'en 1979, quinze ans après elle.
4 La Chine avait signé avec Sékou Touré, en 1960, un accord de coopération économique et technique, à la suite duquel des experts chinois étaient venus enseigner leurs méthodes en vue de
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