C'était De Gaulle - Tome I
janvier 1963, le Général, sans papier, me récite un texte dont il a évidemment pesé les mots et dont le film se déroule devant ses yeux :
« Le Conseil des ministres a apprécié la manière dont le ministre des Affaires étrangères a conduit la négociation. Il approuve entièrement la position européenne qui a été affirmée par la France, position qui sauvegarde pleinement la possibilité d'une véritable entrée de la Grande-Bretagne dans un véritable Marché commun, le jour où elle y sera prête. Dans les circonstances présentes, c'était impossible aux conditions posées par la Grande-Bretagne. Cette attitude a permis que le traité de Rome soit maintenu contre vents et marées. En attendant, le Marché commun continue plus que jamais. Les remous qu'a suscités l'ajournement de cette négociation s'apaiseront dans quelque temps, chacun retrouvant son sang-froid. »
Il ajoute, en cherchant cette fois ses mots (ce qui signifie : carte blanche pour la traduction) :
« Essayez quand même de faire comprendre à vos journalistes que nous entendons placer notre vie nationale dans un cadre européen. Or, l'union européenne qui est en voie de création, et qui a fait des progrès depuis quatre ans, nous a paru menacée par les demandes britanniques. Elles auraient eu pour effet de transformer le Marché commun, système régional qu'on peut gérer efficacement sur le plan technique et qui peut être cohérent et solidaire, en un véritable système mondial, beaucoup moins homogène, beaucoup plus lâche, tout différent de l'Europe que nous avions imaginée au départ et que nous avons construite depuis plusieurs années.
« Cela aurait altéré profondément le traité de Rome. Il fonctionne dans des conditions très satisfaisantes. Il constitue un tout, dans lequel doit être incluse la politique agricole commune. Il a permis la sauvegarde de nos intérêts vitaux, la mise en commun progressive des économies. La sagesse élémentaire consiste à ne pas détruire cette construction sous prétexte d'élargissement. Nous voulons construire plus tard une Grande Europe, et nous ne devons rien faire qui la rende un jour impossible ; mais il faut d'abord bâtir les fondations à chaux et à sable.
« Si la Grande-Bretagne avait demandé à adhérer au traité de Rome en acceptant toutes ses règles, y compris la politique agricole commune, nous l'aurions accueillie à bras ouverts. Mais elle a posé de telles conditions à sa participation au Marché commun, qu'il ne s'agissait pas d'une adhésion, mais d'une transformation profonde. Pendant quinze mois, nous avons négocié, en accord étroit avec tous nos partenaires et avec la Commission de Bruxelles, dans le respect du traité de Rome. Pour nous, l'essentiel était de maintenir le Marché commun ; pour les Anglais, l'essentiel était d'en tordre les règles. C'eût été une fausse entrée dans un faux-semblant de Marché commun. »
« Je me suis mis à jouer le jeu et j'y ai cru »
Il s'arrête à nouveau et reprend :
« C'est même surprenant, ce qui s'est passé depuis cinq ans. J'avais des réticences en 58 à l'égard du Marché commun, justement parce qu'il nous brouillait avec les Anglais et que je ne concevais pas l'Europe sans eux. Gladwyn Jebb 5 , dès mon arrivée au pouvoir, s'est précipité : "Ne faites pas le Marché commun, c'est une foutaise!" Un peu plus tard, Macmillan sepointe à son tour : "Ce sera la guerre ! C'est de nouveau le Blocus continental ! "
« En décembre, j'ai fait échouer la grande zone de libre-échange dans laquelle les Anglais voulaient noyer le Marché commun. Personne n'a dit à ce moment-là que j'avais sauvé le Marché commun.
« En réalité, l'entrée dans le Marché commun a été un grand tournant. Je me suis mis à jouer le jeu et j'y ai cru. Mais je me demande si je ne suis pas le seul à y croire. »
En somme, la foi européenne lui est venue selon le conseil de Pascal : faites les gestes de la croyance, et vous croirez. Il a «joué le jeu » et il a cru. Les autres affichent leur foi, mais n'en jouent pas le jeu : ce sont les Pharisiens de l'Europe...
« Nous ne pouvons pas prendre le parti du protectorat »
Le Général me commente aussi le volet « défense » du Conseil d'aujourd'hui. Il réagit avec vigueur à ce que dit la presse anglo-américaine sur l'affaire de la force multilatérale.
« On invoquerait la loi Mac-Mahon 6 contre la France pour refuser de nous donner des secrets
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