C'était De Gaulle - Tome I
université Jagellon, il doit prononcer un grand discours à la jeunesse étudiante polonaise. Gilbert Pérol 4 m'en donne un exemplaire et je m'en délecte d'avance :
«...Sous toutes les occupations étrangères, l'université Jagellon est restée le symbole, la gardienne, le foyer, de la culture polonaise et de la culture universelle... »
Inutile de chercher plus loin la raison de ma présence : « En 1400, le roi Ladislas Jagellon jumela Cracovie et notre Sorbonne. » Le Général s'interdit de pénétrer dans la Sorbonne, pour ne pas risquer une atteinte à la dignité de sa charge. Mais il veut que son « grand-maître de l'Université » soit à son côté quand il prononcera ce discours, pour lui mémorable, dans une université jumelée depuis près de six siècles avec la Sorbonne.
Le cortège officiel s'est engouffré dans une petite rue qui conduit, non à l'actuel campus de l'université Jagellon, mais àl'ancien local, celui où Copernic a découvert que ce n'était pas le soleil qui tournait autour de la terre, mais l'inverse. Des barrières contiennent des étudiants amassés aux deux extrémités de la ruelle, qui reste déserte. Nous traversons difficilement leur foule enthousiaste, qui essaie de s'engouffrer derrière nous, mais que des policiers repoussent brutalement. Nos voitures se rangent devant le monument médiéval, devenu musée, et dont les portes sont closes, sauf pour nous.
Le portillon par lequel nous passons un à un s'est refermé sur notre suite. Devant nous, une demi-douzaine de professeurs en robes : le recteur et les doyens des cinq facultés. Pas d'autres professeurs. Dans le fond, sous les arcades gothiques, une trentaine d'ombres en gabardine. D'étudiants, point.
Le Général élève la voix dans cette cour déserte, comme s'il s'adressait à dix mille étudiants. Il ne saute pas un mot des cinq pages apprises par cœur. Nous repartons en sens inverse dans la rue toujours vide. Les barrières s'ouvrent à nouveau devant nous. Il y a encore plus de jeunes de ce côté qu'à l'autre bout. Ils n'ont pas entendu un mot du discours du Général, ni de sa traduction ; et pourtant, ils lui font une ovation. Quel contraste, entre l'effort qu'il s'est imposé et son faible rendement ! Le régime a étouffé ce beau texte. Et il est impossible d'obtenir des journalistes français ou étrangers qu'ils fassent grand écho à une allocution prononcée dans une cour vide.
Grandeur pathétique, jusque dans l'échec... Faute de pouvoir parler à la jeunesse étudiante de France, de Gaulle souhaitait s'adresser à la jeunesse étudiante du monde communiste. Pourtant, le résultat pratique aura été le même. En France, des étudiants marxistes-léninistes empêchent de Gaulle de parler à une jeunesse universitaire qui ne demanderait qu'à l'applaudir ; à l'Est, un régime marxiste-léniniste l'empêche de s'adresser aux étudiants, prêts à l'acclamer. Il n'a pu prendre sa revanche.
Château du Wawel, 9 septembre, 8 h 30.
Il m'a demandé d'aller le retrouver dans son appartement une demi-heure avant le départ du cortège, comme il en a pris l'habitude au cours de ses déplacements en province et outre-mer.
« Voyez-vous, toute ma vie j'ai fait comme si (il appuie ; il a plusieurs fois, déjà, prononcé cette expression devant moi). Ça n'a quand même pas toujours raté... Aujourd'hui, je fais comme si mon message aux peuples d'Europe orientale devait être entendu dans ces pays et en France. Je sais bien que ces régimes sont totalitaires. Mais je sème des graines qui peut-être, avec d'autres, germeront dans vingt ou trente ans. Je ne les verrai pas éclore. Vous, sans doute. Les jeunes Polonais d'aujourd'hui secoueront le joug soviétique. C'est inscrit sur le mur. Le rôle de la France est d'y aider, en leur donnant du courage. »
1 Le ministre des Affaires culturelles André Malraux, le ministre de l'Éducation nationale André Boulloche, le recteur de l'académie de Paris Jean Sarrailh, deux célèbres « archicubes » (anciens élèves, dans le jargon de cette École), l'ambassadeur André François-Poncet, président de l'association des anciens élèves, et Maurice Genevoix, secrétaire perpétuel de l'Académie française, ainsi que les précédent et actuel directeurs de cabinet du Général, tous deux « archicubes », à l'instigation desquels il avait accepté de consacrer sa soirée à la rue d'Ulm, Georges Pompidou et René Brouillet.
2 Le Figaro, Le Monde,
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