C'était De Gaulle - Tome I
trente-cinq ? Pourquoi si peu, alors que les besoins sont si grands ? Que comptez-vous faire plus tard ? Vous trouvez que la recherche, c'est mieux ?... Comment, vous voulez faire l'ENA, vous ? Mais à quoi ça vous aura servi d'être passé par Normale ? À rien ? C'est bien plus beau lorsque c'est inutile ? » Les élèves le dévisagent, fascinés, comme on regarde un monument antique. Mais c'est un monument qui parle. Leurs rires fusent.
« Comme vous êtes aimables ! »
Escorté par notre petite cohorte, il se dirige vers le gymnase transformé en salle de bal. Tout s'arrête. On l'applaudit chaleureusement. Marseillaise. Nouveaux applaudissements. Du balcon, il élève la voix pour une courte harangue qu'amplifie le micro : « Comme vous êtes jeunes ! Comme vous êtes nombreux ! Comme vous êtes aimables ! » Une ovation joviale accueille ces propos, bien que leur originalité ne paraisse pas l'exiger.
Au moment où le cortège descend l'escalier vers le parterre, des élèves en smoking forment devant de Gaulle une sorte de haie qui le sépare de l'assistance. Il va vers eux, la main tendue.
Un élève la refuse ostensiblement, en lui tenant un propos agressif, que nous ne comprenons pas tout de suite, mais qu'on nous répétera un instant plus tard : « Je ne serre pas la main de votre politique. » De Gaulle recommence plusieurs fois sa tentative avec les garçons voisins. Aucune main ne prend la sienne. Les élèves croisent les bras derrière le dos.
Consternés, nous comprenons qu'il s'agit d'un coup monté. De Gaulle n'insiste pas. Impassible, il fait un rapide tour dans la salle de bal, puis se retire comme s'il ne s'était rien passé, avec à peine un peu plus de froideur que lors de son arrivée. Il ne sera resté en tout qu'une petite demi-heure. Jean Hyppolite fait peine à voir.
Notre comité d'accueil, un peu piteux, a raccompagné le Général à sa voiture. Quand elle a disparu vers le Panthéon, nous nous regardons, encore pantois. Maurice Genevoix rompt le silence : « Ah, par exemple, ces jeunes crétins ! » André François-Poncet renchérit : « Quels petits cons ! »
« Le directeur est aliéné »
Dans la salle de bal, il n'est question que de l'offense étrange. Pourtant, personne ne se scandalise du contraste entre la chaleur de l'accueil spontané, qui sera vite oubliée, et la muflerie des quelques offenseurs, dont seule on se souviendra, et qui paraîtra refléter les sentiments de tous.
J'ai passé la soirée à m'entretenir avec certains de ces pionniers de la contestation, mes cadets d'une dizaine d'années. Pourquoi avoir infligé ce camouflet au premier magistrat du pays ?
Les réponses recueillies me laissent perplexe. « On ne serre pas la main d'un dictateur.» « C'est un homme du passé.» « On ne peut tout de même pas tolérer les flics à l'École » (la haie de gardes républicains en grande tenue). L'un des élèves a ajouté, avec un joli mouvement de menton : « L'École a résisté à Napoléon I er , à Badinguet et à Pétain, elle résistera au général-président.
— Vous êtes communistes ?
— Ça n'a rien à voir, m'a répondu l'un, qui devait l'être.
— Savez-vous que vos aînés avaient courtoisement accueilli les présidents Auriol et Coty, comme leurs prédécesseurs d'avant-guerre ?
— Bien sûr, répond l'autre, ceux-là, on ne pouvait pas leur en vouloir, c'étaient des potiches.
— De Gaulle était l'invité de l'École. Les lois de l'hospitalité sont respectées en tout temps et en tout pays.
— Nous ne l'avons pas invité, nous. Le directeur l'a peut-être invité. Il est son employé. Il agit sur ordre. Il est aliéné. »
Blessé au plus secret de l'âme
Les témoins de cette scène — sur laquelle la presse, pourtant présente, se montra relativement discrète 2 — en ont maintes fois reparlé ensemble.
Rien ne pouvait laisser deviner cet éclat. Pour la première fois depuis tant d'années, la France avait retrouvé une sorte d'union nationale. Pourtant, dès sa première sortie, voilà que de Gaulle se heurtait à un phénomène irrationnel : la rébellion de jeunes intellectuels qui, intoxiqués par une propagande révolutionnaire, recevaient de Gaulle comme un général de pronunciamento.
Il ne fit jamais allusion devant moi à cette soirée ; mais je suis persuadé qu'il y repensa souvent. C'est à cause d'elle, je n'en peux douter, qu'il prit le parti de ne plus plus mettre les pieds dans aucun
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