C'était De Gaulle - Tome I
pour ouvrir la séance, que l'hémicycle se remplisse.
Soudain, de Gaulle fait son entrée, précédé d'un huissier qui lui indique sa place, juste à côté de la mienne : seule une étroite travée nous sépare. Va-t-on l'applaudir, se lever? Mes voisins, médusés, se demandent quelle contenance prendre devant ce visiteur inattendu. Le président du Conseil, à peine assis, se relève, est conduit par l'huissier jusqu'à l'escalier du « perchoir », qu'il gravit lentement. Il congratule le chanoine, qui se lève cérémonieusement ; puis, sous les applaudissements qui se prolongent, il redescend avec précaution et se rassoit, seul au banc du gouvernement.
Il écoute, ou fait semblant d'écouter, le discours du doyen d'âge, que son accent rocailleux suffit à rendre plaisant. Les députés rient de plus en plus fort. Le Général reste impassible : il refuse de participer à la gaieté générale. Il balance la tête de haut en bas et la relève, comme par un mouvement de métronome.
Je ne quitte pas des yeux ce visage étrange, à cinquante centimètres du mien ; ce profil taillé à la serpe — comme les traits, dont seul le poli adoucit la rudesse, de ces statues médiévales en bois que l'on trouve dans les vieilles églises de Bavière. Le voilà, le seul survivant d'une première génération de géants : ses partenaires ou adversaires de la guerre, Roosevelt et Staline, Hitler et Mussolini, sont morts ; Churchill ne vaut guère mieux. De la seconde génération, Adenauer, Eisenhower, Macmillan, Khrouchtchev, il est le plus imposant : le dernier des monstres sacrés.
Le discours d'usage à peine terminé, de Gaulle repart silencieusement, comme il était venu. Le dernier président du Conseil de la IV e République vient de rendre un hommage muet à la première Assemblée de la V e . Il laisse les députés entre eux pour élire leur président.
Chaban, triomphant, s'élance comme une flèche et monte l'escalier du perchoir, sinon quatre à quatre, du moins deux à deux. Les compagnons en rient de plaisir.
1 Alors secrétaire général de l'Union pour la nouvelle République (UNR).
2 « Tout à fait comme un cadavre », devise des Jésuites pour exprimer leur obéissance absolue au Pape.
3 Germain Vidal, ancien directeur du cabinet du Président du Conseil Joseph Laniel.
4 Le général de Gaulle sera seulement installé comme premier Président de la V e République le 8 janvier 1959, et le gouvernement Debré le 10 janvier.
5 Président du groupe gaulliste de la dernière Assemblée nationale de la IV e République, les « Républicains sociaux ».
6 Directeur adjoint du cabinet du Général à Matignon.
7 Le mot avait été inventé par le député gaulliste de Béziers, André Valabrègue, qui avait déclaré : « Nous, à l'UNR, nous sommes les godillots du Général.» La presse avait popularisé avec empressement cette expression.
Chapitre 5
« ON NE SERRE PAS LA MAIN D'UN DICTATEUR »
Rue d'Ulm, 21 février 1959.
La première fois où le regard de De Gaulle a croisé le mien précède de quelques minutes un troublant incident, que les circonstances ne pouvaient certes pas laisser deviner. Le nouveau Président de la République, selon un usage qui remonte aux débuts de la III e , a accepté, pour le premier hiver de son septennat, de présider une cérémonie bonhomme et joyeuse, le bal de l'Ecole normale, rendez-vous annuel des anciens élèves.
Le directeur de l'École, Jean Hyppolite, s'imaginant sans doute que je vis dans l'intimité de De Gaulle, puisqu'il me sait député « gaulliste » depuis quelques semaines, me happe à mon arrivée et m'invite à me joindre au groupe qui attend 1 .
De Gaulle descend de la « DS » noire, en habit bleu nuit, la poitrine barrée du grand cordon de la Légion d'honneur. Impassible, il salue chacun de nous, en alternant : « Content de vous voir, heureux de vous saluer.» Sa main fine contraste avec la taille gigantesque et l'énergie altière de son allure : elle est molle, comme s'il craignait de vous écraser les phalanges.
Il monte dans l'appartement du directeur, entouré de notre petit groupe, auquel se mêlent quelques élèves choisis pour cet honneur.
De Gaulle s'intéresse peu aux officiels. Il n'a d'yeux que pour les élèves. Il échange avec ces garçons, pendant quelques minutes, des propos souriants et gais :
« Quel âge avez-vous ? Dans quelle section êtes-vous ? Combien êtes-vous par promotion ? Seulement
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