C'était De Gaulle - Tome I
joué à la courte paille à qui serait chargé de son exécution 7 .
AP. — Vous étiez au courant ?
GdG. — Non, pas de ce projet. Mais je savais bien que Darlan serait exécuté un jour ou l'autre. Pour moi, la chose était comme faite. Si ce n'avaient pas été ces quatre-là, c'en aurait été d'autres. Cette exécution avait un caractère spontané et élémentaire. »
Toujours cette vision étrange de presbyte, qui l'empêche souvent de voir les détails immédiats du présent, mais qui lui donne une extraordinaire acuité pour discerner ce qui se passera dans un avenir proche ou lointain, et dont les autres n'ont même pas conscience. Le joueur d'échecs savait d'avance les coups qui allaient se jouer. Il n'avait pas besoin de jouer lui-même. Il regardait la tour s'avancer toute seule, pour aller là où il avait dit qu'elle irait. Il voyait les pièces, amies ou adverses, se déplacer selon la logique qu'il avait imprimée à la partie. Toutes les pièces marquées de la légitimité prenaient, toutes les pièces marquées de la légalité étaient prises.
« Ce sur quoi il ne faut jamais céder, a-t-il conclu, c'est la légitimité, voyez-vous, c'est l'intérêt supérieur de la nation, c'est sa souveraineté. Primum omnium salus patriae 8 . »
1 À la suite d'une interview donnée le 18 janvier 1960 au journal allemand Süddeutsche Zeitung, dans laquelle il critiquait la politique algérienne du gouvernement et déclarait que l'armée resterait fidèle à l'Algérie française, le général Massu est relevé de son commandement d'Alger, le 23 janvier, et envoyé au Cameroun, bien qu'il ait démenti les propos qu'on lui avait prêtés. Son départ provoque « la semaine des barricades » (24 janvier-1 er février), dont les meneurs sont les « activistes » Pierre Lagaillarde, Jean-Jacques Susini et Joseph Ortiz.
2 Directeur des Affaires économiques au Quai d'Orsay, il prenait une part essentielle dans les négociations pour l'édification du Marché commun et pour sa sauvegarde contre la tentative anglaise de le noyer dans une « grande zone de libre-échange ».
3 Est-ce parce qu'il vient de réfléchir devant moi à définir ce concept familier, que, quelques jours plus tard, il l'appliquera (voir p. 410) en parlant d'Hassan II, exemple d'une légitimité qu'il situe au-dessus de la démocratie ?
4 Plus connu sous son nom de plume, Saint-John Perse.
5 Allied Military Government of Occupied Territories.
6 Les accords Darlan-Clark avaient été subtilisés par l'attaché militaire qui accompagnait Tarbet de Saint-Hardouin, nommé par le général Giraud ambassadeur du GPRF en Turquie. Étienne Manac'h, envoyé personnel de la France libre à Ankara, avait pu ainsi mettre la main sur ces accords secrets et les avait remis à Alger en 1943 au général de Gaulle, qui les avait aussitôt dénoncés.
7 Bonnier de la Chapelle, Ragueneau, Tournier et Gross. Les quatre conjurés devaient rejoindre leur unité le lendemain ; celui qui serait chargé du coup serait déclaré déserteur. Le Général confirme ici d'avance la version que donnera Ragueneau beaucoup plus tard, dans Julien ou la Route à l'envers (Albin Michel, 1976).
8 Avant tout, le salut de la patrie. J'ignore d'où il tirait cette formule, qu'il a prononcée d'autres fois devant moi — ou s'il l'avait inventée pour les besoins de la cause. Elle indiquait en tout cas sa hiérarchie des valeurs.
Chapitre 2
«MA MISSION, C'EST DE SCULPTER LA STATUE DE L'ÉTAT »
Le Général aurait-il imaginé qu'un jour, cette expression qu'il affectionnait : « les affaires », désignerait la corruption du pouvoir ? Il ne devinait certes pas l'évolution du mot ; mais il redoutait la fatalité de la chose. « Dès que l'État cesse d'être l'arbitre au nom de l'intérêt général, c'est la foire d'empoigne des intérêts particuliers ».
En attendant, il était « aux affaires », c'est-à-dire au gouvernement de la France ; et il était à son affaire.
« Ma tâche essentielle, me déclare-t-il après le Conseil du 12 décembre 1962, celle qui commande toutes les affaires dont j'ai reçu la charge — l'Algérie, la décolonisation, le redressement de l'économie et des finances, la force de dissuasion, une politique planétaire —, c'est de bâtir l'État. J'ai reçu mandat de bâtir un État qui en soit un. C'est à moi qu'il incombe d'éviter que la Constitution prenne un mauvais pli. La mission que m'a donnée le peuple, c'est de
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