C'était De Gaulle - Tome I
l'avance. Mais il faudra peut-être bien attendre cinquante ans pour qu'il y ait une véritable communauté politique. »
« Des siècles d'histoire ne s'effacent pas d'un coup »
Cinquante ans : c'est la première fois que je l'entends prononcer, même en privé, un chiffre fixant un ordre de grandeur. Le Général ne croit pas possible, à l'échelle d'une génération, que l'Europe puisse vraiment se faire. Il a deviné mes réflexions.
GdG : « Peyrefitte, regardez les États-Unis. Ils ont mis quatre-vingts ans, de la déclaration d'indépendance à la guerre de Sécession, pour passer du stade de la confédération à celui de la fédération. Le Canada, c'est du même ordre. Les Pays-Bas avaient mis, pour faire une évolution comparable, sept cents ans. Et la Suisse aussi, plusieurs siècles. »
Il conclut : « Les élucubrations des prophètes de Strasbourg, des Pflimlin et des Spaak, me laissent froid. Des siècles d'histoire ne s'effacent pas d'un coup. »
1 Ici, cette expression gaullienne semble bien utilisée dans le sens : « Ça fera le compte. »
2 European Free Trade Area, zone européenne de libre-échange.
3 Secrétaire général de la SFIO, ancien président du Conseil, ministre d'État du général de Gaulle du 1 er juin 1958 au 8 janvier 1959.
4 Député du Lot, président du parti radical-socialiste, chargé de 1956 à 1958 de la négociation européenne.
IV
«LE PEUPLE ET L'ÉTAT SONT DÉSORMAIS SOUVERAINS»
Chapitre 1
« LA LÉGITIMITÉ QUE J'INCARNE DEPUIS VINGT ANS »
Élysée, 16 février 1960.
Les invités en habit et robe longue s'amassent dans l'enfilade des salons avant que l' « aboyeur » ne les annonce à voix tonitruante.
La France vient d'être bouleversée par une nouvelle crise, l'affaire des barricades d'Alger 1 . Malgré les prières de ses collaborateurs, de Gaulle n'a pas décommandé la visite d'État du président du Pérou, Manuel Prado. Impassible, il serre les mains avec un mot pour chacun, comme si de rien n'était.
Dans les chuchotements, il n'est question que de sa dernière allocution, par laquelle il a adjuré les Français de métropole et d'Algérie, l'armée, l'administration, de se ressaisir et de dissiper le sortilège qui les frappait d'impuissance devant les hommes de Lagaillarde, de Susini et d'Ortiz, décidés à rester maîtres du quartier des facultés d'Alger. « Dans un souci d'apaisement », l'armée, la gendarmerie, le délégué général Paul Delouvrier, le Premier ministre Michel Debré lui-même, n'osaient donner l'ordre d'assaut. Hésitations d'un côté, froide résolution de l'autre : la lutte n'était pas égale et la rébellion s'étendait.
De Gaulle a retourné la situation, le 29 janvier, en secouant la torpeur et les doutes qui envahissaient déjà l'opinion (« Ça ne va pas mieux qu'avant », « C'est pire que sous la IV e », « Il ne se fait pas plus obéir que Coty »). Mais l'anxiété se lit encore sur plus d'un visage ; tous sentent bien que l'épreuve de force n'est pas vraiment terminée.
Olivier Wormser 2 , lui, paraît serein. Son soulagement libère-t-il sa critique ? Ce gaulliste de toujours n'a cessé de rendre les plus grands services à de Gaulle ; mais il ne se départait jamaisd'une attitude impitoyable d'analyste cartésien, même dans ses exégèses de la pensée du Général. Je l'entends quand même avec surprise me disséquer cruellement une expression de cet appel à la France, mon cher et vieux pays :
« De Gaulle a demandé à tous et à toutes de le soutenir quoi qu'il arrive. Fort bien, et nous l'avons fait de cœur et de consentement. Les attendus sont quand même étranges. " En vertu du mandat que le peuple m'a donné et de la légitimité nationale que j'incarne depuis vingt ans. "
« D'abord, le peuple ne lui a pas donné mandat : il n'est pas élu au suffrage universel, il est élu des notables, qui n'ont pas consulté leurs propres électeurs à cet effet. Il n'y a pas eu de référendum sur l'Algérie, hormis le référendum fondateur de la V e République, selon lequel l'Algérie fait partie intégrante de la France. De Gaulle n'a nullement été chargé par le peuple d'organiser l'autodétermination de l'Algérie. Je veux bien admettre qu'on ne peut pas vraiment le lui reprocher, puisqu'il est clair qu'il ne pouvait pas faire autrement et qu'il a même attendu probablement trop longtemps pour s'y décider.
«Mais, la légitimité que j'incarne depuis vingt ans ! C'est
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