C'était de Gaulle - Tome II
1963, dans le train vers Oyonnax.
Le Général me fait asseoir sur la banquette de velours vert, face à la sienne. Nous sommes seuls dans le compartiment. Il a envie de parler. Sans doute veut-il essayer sur moi des thèmes dont il sèmera des bribes au cours de sa randonnée :
« Vous savez, la France, c'est devenu quelque chose. C'est quelque chose aux États-Unis, précisément parce que nous ne nous aplatissons pas devant eux. C'est quelque chose dans le monde, parce que le monde supporte de moins en moins l'hégémonie américaine. C'est quelque chose en Afrique. L'accueil qui me serait fait serait le même en n'importe quel point : l'Afrique française oul'Afrique anglaise, l'Afrique noire ou le Maghreb. Et ce serait la même chose en Asie. Et en Amérique latine.
AP. — Précisément, ne serait-il pas utile, pour manifester le prestige que la France a recouvré, que vous voyagiez davantage ?
GdG. — On ne peut pas passer son temps à se balader ! Ça va bien quand on n'a rien à faire.
AP. — Mais aussi quel contraste entre l'accueil qui vous est fait en province ou à l'étranger, et les critiques dans la presse !
GdG. — La presse est aux basques des Américains. La plupart de nos journaux participent du parti pris des dirigeants de la IV e . S'abaisser, s'effacer, s'humilier, courber l'échine, voilà l'idéal. Abandonner sa défense, donner son économie, adopter la politique étrangère des autres, ça, c'est beau ; ça, c'est irréprochable. Depuis que la France est indépendante, la presse internationale nous vomit ! Mais les peuples nous admirent !
AP. — Surtout les peuples du tiers-monde.
GdG. — Surtout eux, bien sûr, parce qu'ils ont soif de dignité plus que les autres et qu'ils voudraient faire comme la France : échapper à l'hégémonie américaine comme à l'hégémonie russe. La France, ils en rêvent. Les autres peuples aussi. »
« Soutenir les nationaux de tous les pays ! »
Il a enlevé ses lunettes. Il a sa tête noble des grandes heures :
« La France reprend sa place dans le monde, la place qu'elle a eue aux meilleures époques de son histoire. Peu à peu, la sympathie du monde glisse vers elle. Son redressement est long à venir ? Mais sa décadence a été beaucoup plus longue encore !
AP. — Ne craignez-vous pas qu'on nous taxe de nationalisme ?
GdG. — Les nationalistes sont ceux qui se servent de leur nation au détriment des autres, les nationaux sont ceux qui servent leur nation en respectant les autres. Nous sommes des nationaux. Il est naturel que les peuples soient nationaux ! Tous les peuples le sont ! C'est la mission de la France que de soutenir les nationaux de tous les pays ! Il n'y a pas d'équilibre, pas de justice dans le monde, si les nations n'y sont pas indépendantes ! Il n'y a pas de justice dans le monde, sans une forte nation française qui soit un encouragement pour les autres nations ! » Il reprend : « C'est en servant sa patrie qu'on sert le mieux l'univers ; les plus grandes figures du Panthéon universel ont d'abord été de grandes figures de leur pays. »
Sur l'essentiel, c'est-à-dire sur la France, de Gaulle ne transige jamais. Dans les questions secondaires, il lui arrive d'être accommodant, de ruser. Dans les grandes affaires, il préfère renoncer, et même collectionner les échecs provisoires, plutôt que de se renier. Il m'a cité Pascal à Port-Royal : « Plutôt mourir que de signer le formulaire. »
Sa stratégie répond comme infailliblement à cette intuition : la mission de la France, qui l'a toujours rassemblé lui-même, comme elle a rassemblé ceux qui l'ont suivi. Elle lui a permis de surmonter ses contradictions, comme aux gaullistes de surmonter leurs querelles.
« Être gaulliste, c'est être de gauche et de droite à la fois »
Ces querelles-là, si elles ne portent pas atteinte à l'unité profonde, il ne les décourage pas. Il sent que ceux qui le servent, quand ils se disputent, méritent d'être écoutés.
« Il n'y a pas de gaullistes de gauche ni de droite. Être gaulliste, c'est être de gauche et de droite à la fois, vous voyez ce que je veux dire, à la fois ! C'est être passionné et raisonnable, mais en même temps ! C'est être pour le mouvement et pour l'ordre, mais conjointement ! Il n'y a pas d'ordre qui tienne, sans mouvement ; ni de mouvement qui tienne, sans ordre. Vouloir l'un sans l'autre, c'est un délire ! »
« Être gaulliste », c'est cela parfois, non sans effort. Mais «
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