C'était le XXe siècle T.1
nos services secrets ont déchiffré des dépêches échangées entre l’ambassadeur d’Allemagne à Paris et son gouvernement. On y parlait des négociations à mener avec M. Caillaux seulement . Caillaux ne rougit nullement de ces conversations qu’il avait jugées utiles. Mais comment réagirait l’opinion si, aujourd’hui, on dévoilait tout cela sur la place publique ? Dans un climat normal, Caillaux pourrait se justifier. Harcelé qu’il est par cette campagne qui dure depuis deux mois et demi, il se verrait assurément en position d’infériorité : logiquement, Calmette ne devrait pas publier ces rapports, dits « documents verts ». Ce serait signaler aux Allemands que notre espionnage connaît leur propre chiffre. Caillaux pense maintenant que Calmette ne reculera devant rien. Non seulement il doit faire face à l’affaire Rochette, mais il sent poindre la menace des « documents verts ».
Pourtant, à la Chambre, Jaurès prend sa défense. L’admirable orateur, index pointé en avant, s’écrie :
— Les attaques de Calmette, c’est contre M. Caillaux seul qu’elles sont dirigées, parce qu’il est l’homme qui incarne la justice fiscale !
Pour Henriette, l’existence quotidienne est devenue un cauchemar. Physiquement, il lui semble que l’étau se resserre. Elle plonge dans un état nerveux inquiétant. Caillaux s’en aperçoit peu. Toutes ses forces, il les tend pour se battre, pour répondre, se défendre, attaquer. Il n’imagine pas que la femme qui vit près de lui n’a peut-être pas reçu en partage la même force de caractère. Quand elle entre dans un salon, elle ressent l’impression que tout le monde parle de l’affaire . Dans la rue, elle croit qu’on la dévisage. Elle affirme qu’elle a entendu dans un magasin, au moment où elle payait, une vendeuse dire tout bas à une autre :
— Avec l’argent de l’Allemagne…
Le vendredi 13 mars, le Figaro paraît avec, en première page, ce titre : « La preuve des machinations secrètes de M. Caillaux. » Sur toute la page, on peut découvrir la reproduction d’une lettre autographe de Caillaux, adressée à sa première femme, en 1901, et qui contient cette phrase : « J’ai écrasé l’impôt sur le revenu en ayant l’air de le défendre…» Selon Calmette, cette lettre découvre le fond de la pensée de Caillaux. Elle montre à l’évidence que Caillaux ment à ses électeurs, à l’opinion, à la France.
Dans Paris, on s’arrache le journal. Un véritable coup de théâtre ! Aux yeux des ennemis de Caillaux, le document apparaît foudroyant. Il l’est moins qu’il n’y paraît. En 1901, Caillaux voulait faire voter une réforme fiscale limitée. Il estimait à cette époque que l’impôt sur le revenu était prématuré. D’où la tactique suivie, d’inspiration toute parlementaire : ne pas demander tout pour obtenir quelque chose.
Ce qui inquiète le plus Caillaux, c’est qu’une telle lettre ait pu être connue de Calmette. Ainsi donc, Mme Gueydan s’est rangée dans les rangs de ses adversaires ! Il avait tout imaginé, sauf cela. Quant à Henriette, elle tremble. Si Mme Gueydan a communiqué cette lettre-là, que fera-t-elle pour les autres ? On les a brûlées au moment du divorce, mais Mme Gueydan n’en a-t-elle pas gardé des photographies ? Henriette n’en doute pas :
— Il a publié celle-ci, il en publiera d’autres…
Ce matin-là, Caillaux se rend au ministère. Il rentre pour déjeuner. La sonnerie du téléphone. Henriette décroche, tend le combiné à son mari. C’est Mme Gueydan qui appelle, jurant qu’elle n’est pour rien dans la publication.
Cependant que Caillaux raccroche, Henriette ne désarme point Cette Gueydan est capable de tout. Et Calmette donc !
L’après-midi, Caillaux se rend à la Chambre où l’on se passe de main en main le Figaro . Au moment où Caillaux s’assoit au banc du gouvernement, un député de droite, Delahaye, reprend justement à la tribune les attaques de Calmette. Doumergue, le président du Conseil, va lui répondre de sa place, avec son savoureux accent du Languedoc :
— C’est une campagne d’infamies. Elle s’explique, cette campagne, par le désir de se défendre contre notre œuvre de réformes démocratiques et fiscales.
À l’extrême gauche, Jaurès tonne à l’intention de la droite :
— Si vous avez les documents décisifs, produisez-les !
Maintenant, c’est le député de
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