C'était le XXe siècle T.1
Jean, le frère aîné de Louis, déjà replet, est surnommé « Gros ».
Rien de plus brillant que les études du jeune Jean Jaurès. Sans relâche, il s’inscrit en tête de sa classe. L’éloquence lui est naturelle. En rhétorique – la bien nommée – il improvise une allocution au préfet en visite. Sa prose suscite tant d’enthousiasme chez ses condisciples que désormais, à l’heure de la sortie, ils lui crieront :
— Fais-nous un discours !
On n’a pas besoin de le prier, il grimpe sur un banc et parle.
L’inspecteur général Deltour remarque ce jeune prodige dont il a lu par hasard une dissertation latine tombée d’un livre sous ses yeux. Il l’interroge sur la carrière qu’il souhaite embrasser :
— Je vais passer l’examen des Postes pour rester dans le pays.
Deltour se récrie : c’est à l’Université que doit se réserver un sujet aussi doué.
— Mes parents n’ont pas d’argent.
— Je vous ferai avoir une bourse. Vous entrerez à l’École normale supérieure.
Les parents ne veulent pas privilégier l’aîné au détriment du cadet. Ils demandent aussi une bourse pour Roux. Gros l’obtient, pas Roux. Grâce à l’amiral-sénateur, chacun des deux frères disposera finalement d’une demi-bourse : idéal jugement de Salomon.
Après avoir suivi sa khâgne à Sainte-Barbe et remporté le premier prix au concours général, Jean Jaurès, comme l’avait prédit l’inspecteur général Deltour, entre à Normale supérieure. Il surclasse nettement ses condisciples. On ne lui connaît qu’un véritable rival, mais celui-là s’appelle Bergson.
Jaurès éblouit par son intelligence, mais surprend par le négligé de sa tenue. Ce laisser-aller l’accompagnera toute sa vie. Ses amis lui verront toujours le même pantalon jamais repassé et les mêmes boutons manquants à sa veste. Il aura plus de quarante ans quand Aristide Briand lui montrera que la boutonnière que l’on trouvait au bas du plastron était destinée à se rattacher au premier bouton du pantalon. Émerveillé, débordant de gratitude, il s’écriera :
— Ce Briand est étonnant, il sait tout !
À Normale, il attache sa blouse avec une ficelle et se promène partout en pantoufles. Pour le petit provincial éloigné de sa famille – les transports sont lents et coûteux – c’est le « correspondant » qui tient lieu de tout. Le bon M. Deltour s’est proposé et reçoit le dimanche le jeune Jaurès à qui il ne peut reprocher que le fracas avec lequel il engloutit sa soupe. M. Deltour, gloire de l’Université, est royaliste. Ce qui n’empêche nullement le futur socialiste de l’aimer comme un second père. Jean Jaurès sortira de Normale troisième, derrière Bergson, second, et un certain Lesbazille, premier. Le voilà lancé dans la vie. Quelles sont ses opinions ? Il est républicain. En 1881, c’est déjà beaucoup. La République n’a que six ans et elle ne l’a emporté que d’une voix. Impossible d’oublier que, de 1871 à 1875, l’Assemblée nationale a dû compter avec une majorité monarchiste. Pour le moment, les idoles de Jaurès sont Gambetta et Jules Ferry.
Avec cela, un garçon comme les autres. Et il est amoureux comme les autres : la fille d’un châtelain. Il demande sa main, on la lui refuse. Il souffre beaucoup. Il finira par épouser, quelques années plus tard, Louise Bois, une belle jeune fille de quinze ans, plantureuse, fille d’un marchand de fromages. Il n’est pas sûr que cette Louise lui ait apporté grand-chose, ni compréhension ni aide intellectuelle. Toujours la carrière de son mari lui restera indifférente. S’occupera-t-elle de lui sur le plan matériel ? Pas même. Il dira : « Elle me repose. » Elle se bornera à lui donner deux enfants, Madeleine et Louis.
Le voilà professeur de philosophie à Albi : un remarquable pédagogue. Cette année-là, lors des élections, il soutient le candidat républicain. Donc la politique l’intéresse, elle le tente. Il participe à des réunions. Quand il parle, il subjugue son public. Déjà, il est doté de cette voix sonore, que l’on dira « d’airain », qui démarre en douceur, puis s’enfle, roule, avec l’accent méridional qui martèle si bien les mots et les périodes.
Dans le monde politique, on commence à parler du jeune Jaurès. Il est maintenant chargé de cours à la faculté des lettres de Toulouse. On lui propose de se présenter, dans le Tarn, sur
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