C'était le XXe siècle T.1
gouvernements une pression plus énergique que jamais afin que l’Allemagne exerce sur l’Autriche une action modératrice et que la France obtienne de la Russie qu’elle ne s’engage pas dans le conflit ». Rien de plus fraternel que le climat de cette ultime réunion : cependant que l’on relit le texte, le délégué allemand Haase passe son bras autour des épaules de Jaurès.
Aux yeux de Jaurès, ce ne sont pas là des mots. Il veut garder confiance. À la sortie de la réunion du B.S.I., il dit au Belge Vandervelde :
— Ce sera comme pour Agadir. Il y aura des hauts et des bas. Mais les choses ne peuvent pas ne pas s’arranger. J’ai deux heures avant de reprendre le train. Allons au Musée revoir vos primitifs flamands.
À 1 heure de l’après-midi, il reprend le train pour Paris, en compagnie des autres délégués français. Dans le compartiment, une conversation s’engage, à bâtons rompus, insouciante en apparence, mais les silences qui la coupent parfois sont semés d’angoisse. Jaurès somnole et Longuet le regarde. Comme il a l’air soucieux, triste, fatigué ! Longuet racontera plus tard qu’il a ressenti alors un sentiment étrange, curieusement partagé par l’épouse de Marcel Sembat. Il lui a semblé que le grand Jaurès était mort et il se demandait : « Comment ferons-nous si nous le perdons, comment notre parti pourra-t-il vivre et se développer sans son incomparable génie ? »
À 17 heures, le train s’arrête à la gare du Nord. Longuet achète le Temps . À la première page, un titre énorme : la Russie a mobilisé vingt-trois divisions ! Longuet tend la feuille à Jaurès qui pousse un cri d’effroi. Aussitôt il se reprend et dit avec force :
— Tout n’est pas encore perdu !
Si, au cours du voyage, il a pu paraître abattu, tout change en un instant. Il faut agir, agir sans relâche et sans retard sur le gouvernement afin qu’il fasse pression sur la Russie. On part directement pour le Palais-Bourbon. À l’entrée, Jaurès croise Malvy, ministre de l’Intérieur. Il sort de sa valise marron l’affiche de Bruxelles, la déploie, montre le titre : « Contre la guerre, pour la paix. » Il harangue Malvy, tente de le persuader que l’action internationale qui s’engage sera d’une vigueur telle qu’elle mettra la guerre en échec. Comme il est éloquent, le silence de Malvy ! En fait, le même jour, à 3 heures du matin, les ministres français se sont réunis et, à l’annonce que l’Allemagne précipitait ses préparatifs militaires, ont décidé la mise en place du « dispositif de couverture ».
À 20 heures, à la tête de la délégation socialiste, Jaurès sera reçu par Viviani, ancien socialiste lui-même. En homme de culture qui sait que les guerres naissent souvent d’un incident dérisoire, il s’écrie :
— Pourvu qu’une imprudence de notre part ne serve pas de prétexte à l’Allemagne !
Viviani lui répond qu’il partage son inquiétude et qu’il faut qu’aucune erreur ne soit commise. Il l’informe que le gouvernement a décidé un repli des troupes françaises à dix kilomètres de la frontière. En évitant les face-à-face, on n’aura pas d’incident à redouter. Jaurès s’inquiète du fameux « carnet B ». Il est prévu en effet, en cas de guerre, de jeter aussitôt en prison 2 500 anarchistes, socialistes et syndicalistes dont on estime qu’ils seraient dangereux pour la Défense nationale. On n’appliquera pas le carnet B, répond Viviani. Jaurès écoute cela avec émotion. En sortant du bureau du président du Conseil, il déclare :
— Si nous étions au pouvoir, nous ne pourrions faire mieux.
La stratégie de Jaurès, en ces heures où tout peut basculer ? Elle est triple : « En premier lieu, tâcher de préserver la paix par l’action internationale du prolétariat ; en second lieu, assurer la défense de la France si malgré tout le conflit éclate ; en troisième lieu, veiller à ce que la France ait en ce cas le bon droit pour elle, de manière à bénéficier de l’appui anglais (9) »
Ce qui le rassérène, c’est qu’il lui semble que Viviani pratique très exactement cette politique.
Ce soir-là, après avoir rédigé son éditorial du lendemain, intitulé Sang-froid nécessaire – le dernier qu’il écrira –, Jaurès a dîné au Coq d’or, rue Montmartre. A-t-il lu un article d’Urbain Gohier, tout entier axé sur la probabilité d’une guerre
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