C'était le XXe siècle T.1
sensible, mais sans volonté, sans énergie. Un chimérique. Il s’imaginait qu’il était capable de choses qu’il ne pouvait pas accomplir. C’était vraiment une mentalité spéciale. »
L’abbé Charles, professeur à Stanislas, confirmera : « Doux, aimable, poli. Nos causeries ne tournaient jamais à la confidence… Au milieu de la conversation, Villain s’arrêtait net, sa figure s’embrumait, ses yeux devenaient ternes, vitreux et il partait sans rien dire… Un air de tristesse. On eût dit qu’il était malheureux de vivre. Il semblait porter la vie comme un cilice. Je ne crois pas avoir surpris jamais sur son visage l’expression de la joie… Étrange… Absorbé par les événements de tous les jours, il les suivait avec une attention douloureuse, et là, je crois, était le secret de sa tristesse. »
Étrange c’est bien le mot. Sa logeuse, Mme Rouart, aurait pu elle aussi l’employer : « Un garçon très doux… un peu jeune fille, timide et réservé – il n’était pas fou, mais bizarre. »
C’est le temps où il adhère à la Ligue des Jeunes Amis de l’Alsace-Lorraine. Une association dont le nom dit tout. Quoique ses dirigeants s’en défendent, on la sait liée à l’Action française. M. de Chaumont-Quitry, son président, témoignera : « Il nous semblait mû uniquement par un sentiment d’ardeur patriotique, mais il manquait d’optimisme, de confiance, il avait toujours l’air soucieux, préoccupé, triste, comme s’il sentait un malheur suspendu sur la France. Je crois qu’en lui a dû naître et se développer l’idée fixe qu’un homme incarnait les mesures que nous pensions être antinationales…»
La Ligue des Jeunes Amis de l’Alsace-Lorraine organise des réunions aux Sociétés savantes. Au cours de l’une d’elles, les Camelots du Roi envahissent la salle en hurlant : « Vive l’armée ! » mais aussi : « À bas Jaurès ! » Les Jeunes Amis répondent : « À Berlin ! C’est l’Alsace-Lorraine qu’il nous faut ! » Au moins, voilà des militants qui fuient l’ambiguïté.
Décidément, Villain n’aura jamais son bac. Il voudrait maintenant suivre des cours de littérature à Stanislas, mais aussi au Collège de France et à l’École du Louvre. Nous le voyons courir vers un but qu’il ne discerne pas lui-même. Le directeur des études littéraires à Stanislas, l’abbé Calvet, le prend en pitié et l’engage comme secrétaire. Chaque mois, son père lui envoie de 150 à 200 francs.
Sa bête noire ? Guillaume II. En septembre 1911, il a voulu visiter l’Alsace. Il a raconté lui-même : « On sentait que la police essayait d’étouffer ou d’écarter toute manifestation sympathique des Alsaciens dont on voyait cependant, malgré le regard de la police, les sentiments français, les sentiments d’affection pour la patrie commune. Un jour, j’étais même monté au fameux château de Hohkoenigsbourg où j’avais eu une impression si poignante, si triste, sous le regard insultant des sentinelles allemandes, que j’avais eu comme une révolte qui s’était traduite en moi par le désir de tuer le Kaiser. C’était la première fois qu’une idée de mort d’homme pénétrait dans ma conscience. » Quelque temps plus tard, il adressera à Maurice Barrès une lettre où l’on trouve ces lignes : « J’admire votre campagne pour l’armement, critère de ce qui me fait admirer ou haïr. »
C’est à partir de l’été 1913 que, dans son esprit, Jaurès va prendre la place du Kaiser. Le Jeune Ami de l’Alsace-Lorraine n’a jamais entendu ni lu Jaurès mais il a découvert dans les journaux ses propos déformés. Pour lui, Jaurès est un homme tout prêt à livrer son pays à l’ennemi, donc à cette Allemagne qu’il hait. La passion de Raoul Villain est la lecture des journaux. Au moment du débat sur la loi des trois ans, que n’y trouve-t-il pas ! Parmi les admirations de Villain, il y a Péguy. D’abord grand admirateur de Jaurès, Péguy s’en est séparé jusqu’à devenir l’un de ses ennemis les plus ardents. En 1913, il est allé jusqu’à demander pour Jaurès « une charrette et un roulement de tambour » – rien de moins. En février de la même année, il a écrit : « Je demande pardon aux lecteurs de prononcer ici le nom de Jaurès. C’est un nom qui est devenu si bassement ordurier. » Il l’appellera encore « gros bourgeois parvenu, ventru, aux bras de
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