C'était le XXe siècle T.1
imminente : « S’il y a un chef en France à ce moment-là qui soit un homme. M. Jaurès sera collé au mur en même temps que les affiches de mobilisation » ?
La soirée s’avance. Harassé, Jaurès rentre chez lui, impasse de la Tour. Il se couche.
Un autre homme a-t-il lu l’article de Gohier ? A-t-il lu celui de Maurice de Waleffe, celui de l’Action française , tous les autres ? Cet homme-là s’appelle Raoul Villain. Le 28, venant de Reims, il est arrivé à la gare de l’Est pour tuer Jaurès. À travers le premier signalement de police que l’on connaisse, nous découvrons, à peine sorti de l’adolescence, celui qui va peser si lourdement sur le destin de tant d’hommes : « Paraissant âgé de vingt à vingt-trois ans, grand, mince, ce jeune homme était vêtu correctement, comme un employé aisé ou comme un étudiant. Blond, les cheveux assez longs, il porte la moustache taillée à l’américaine. »
Qui est Raoul Villain ? Le fils d’un greffier de Reims. Quand il avait deux ans, sa mère l’a jeté par la fenêtre. Les Villain habitaient au premier étage, l’enfant s’en est tiré, mais dès lors sa mère a vécu dans un asile d’aliénés et y est morte. La grand-mère de Villain était folle, elle aussi. Lourde hérédité. Une enfance morne, apathique. Raoul parvient à l’âge d’homme sans avoir touché une femme. Il est dévot, presque bigot. À vingt ans, il se passionne pour Le Sillon, mouvement créé par Marc Sangnier, qui veut associer catholicisme et justice sociale. Il lui restera toujours fidèle.
Souvent il a rêvé de mourir pour la patrie. Il a vingt et un ans et n’a jamais pu obtenir son baccalauréat. Entré à l’École nationale d’agriculture de Rennes, il n’y reste que peu de temps, une typhoïde l’ayant obligé à cesser pour un temps toute activité. Son service militaire le conduit à Bar-le-Duc où l’attendent des brimades dont il souffre cruellement : il est trop fin, trop blond, trop « fille ». On lui envoie des gamelles à la tête, on l’accable de corvées. On se moque de sa foi religieuse, car il s’agenouille à tout instant en prières au milieu de la chambrée. Ses camarades ont vite compris qu’il existait un seul moyen de le mettre hors de lui : chanter les refrains antimilitaristes à la mode.
Après le régiment, il est retourné à l’École d’agriculture. Il en est sorti, deux ans plus tard, avec le titre d’ingénieur agricole. Il continue à militer au Sillon. Il est ainsi, Raoul Villain, il va jusqu’au bout de ses adhésions. Pendant un an, pour apporter 1 000 francs à Marc Sangnier, il s’est nourri de croissants et de lait. On l’a engagé comme régisseur sur un grand domaine. Six semaines après, il s’en est allé : il n’a pu s’entendre avec le propriétaire. De 1909 à 1911, il a traîné de Reims à Paris, de Paris à Reims, sans situation.
Cependant, son nationalisme s’exalte. Ce qu’il pratique, c’est le culte de la revanche. Hélas, le Sillon est condamné par Pie X. Villain, chrétien docile, se sépare de Sangnier mais reste son ami. Sangnier dira : « Ma mère essayait de le soutenir et de le guider. » Pour lui, Villain était « un être droit, sincère, loyal… Il avait à cœur de suivre les injonctions de sa conscience. » Il ne lui voyait « pas de motifs bas, ni intérêt, ni désir de faire parler de lui ». En revanche il lui trouvait « une conscience cruellement faussée, hélas ! Âme sensible et tendre qui, sans doute, a dû souffrir cruellement du manque d’affection dans la vie ». Le fondateur du Sillon parlera de ce scrupule permanent qui animait Villain « non pas pathologique mais étrange… Une sorte de tension fatigante pour son interlocuteur ».
À vingt-six ans, il annonce à son père abasourdi qu’il va passer son baccalauréat et qu’il entre au collège Stanislas comme surveillant autorisé à suivre les cours de préparation au bachot.
— Il ne manquait pas de qualités, dira l’abbé Pautonnier, directeur du collège, seulement il manquait d’autorité… et un surveillant sans autorité…
Le même abbé Pautonnier, témoignant en justice, trouvera à Villain « des prétentions à une culture supérieure… une intelligence plutôt au-dessous de la moyenne… un esprit incohérent… une vanité hors de proportion avec ses moyens… doux, timide, poli, pieux, religieux, moralité impeccable, mais… délicat,
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