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C'était le XXe siècle T.1

C'était le XXe siècle T.1

Titel: C'était le XXe siècle T.1 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alain Decaux
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Dans la nuit, il n’aperçoit pas le haut grillage qui, au fond du pré, forme clôture. Littéralement, il s’écrase sur ce grillage. Il rebondit, « comme un ballon », se souviendra-t-il. Il prend son élan. Un bond comme il n’en accomplira plus jamais. Il est passé.
    — Jamais je n’ai sauté si haut, dira-t-il.
    Il pourrait ajouter qu’il n’a jamais couru aussi vite. Il va contourner le village par le haut et se retrouver un peu plus tard sur les bords du canal. Il y a là un pont, non gardé. Il le franchit. Toute cette course, il l’a faite en chaussettes, se meurtrissant les pieds. Il n’a pas le temps de sentir la douleur. Au-delà, il le sait, c’est l’Aisne. Mais il sait aussi que le pont sur l’Aisne est gardé. Impossible de passer. Et il sent les autres à ses trousses.
    Entre le canal et l’Aisne, dans une sorte de marécage, poussent d’épais roseaux. Il s’enfonce dans l’eau, se glisse au milieu, s’accroupit. Il entend arriver la patrouille. En courant, les hommes passent devant lui. Ni vu ni connu, Vincent Moulia.
    L’aube. Soudain, une salve, au loin. Puis deux autres. Une immense tristesse. Une lassitude extrême. Ils y sont passés, les copains. Mais pourquoi trois détonations seulement ? Moulia saura plus tard que Cordonnier a été gracié au dernier moment.
    Comment se tirer de là ? Impossible de partir avant la nuit. Vers midi, Moulia a tellement faim qu’il mange une touffe de roseaux. Puis de l’oseille. Une nuit encore. Une journée, une nuit, la troisième. Pas de lune, pas d’étoiles. Aux deux extrémités du pont, les sentinelles veillent une de chaque côté, dans leurs guérites. Il s’approche. Incroyable : elle ronfle, la première sentinelle. Moulia passe. Arrivé à la moitié du pont, il aperçoit l’autre guérite, où brûle une bougie. Il a prévu que, si cette sentinelle-là tirait, il s’enfuirait en zigzag. Non ! Ce n’est pas vrai ? La seconde sentinelle dort aussi ! Ça y est, Moulia est passé.
    Sa première étape le conduira à quelques kilomètres de là, à Pargnan. J’y suis allé. Pargnan est l’un des plus jolis villages que j’aie vus. Il domine la vallée. J’ai cherché à m’imaginer Moulia, arrivant en pleine nuit, les pieds en sang, vêtu seulement d’une chemise et d’un pantalon, et venant frapper chez des gens qu’il connaît, les Charpentier. Une femme lui ouvre. C’est Mme Charpentier. Elle le reconnaît, toute saisie. Elle n’hésite pas : elle l’embrasse. Derrière la maison de Mme Charpentier, il y a ce que l’on appelle les grottes. Mme Charpentier y habite, par crainte des bombardements. Elle y cache Moulia, après l’avoir nourri. Il va se reposer toute la journée derrière une pile de fagots. À la nuit, Mme Charpentier viendra lui dire qu’il faut partir. À Pargnan, il y a beaucoup de soldats. Tout le pays parle de son évasion. C’est trop dangereux.
    Moulia est reparti. Délibérément, il a marché vers les lignes. Il est vrai que, le front, ça le connaît. Le voilà dans les tranchées. Il attend la relève. Il s’introduit dans un abri, s’empare d’un mousqueton, d’un sac et s’habille avec ce qu’il trouve dans le sac : une vieille tunique, une capote et – par chance – des brodequins qui lui vont.
     
    Où aller ? Pourquoi pas à Paris ? Moulia y a une tante, concierge avenue de Breteuil. Seulement, il faut encore franchir le canal de l’Oise à l’Aisne. Cette fois, les sentinelles ne dormiront pas. Devant Moulia, un camion, puis deux, puis trois. Ils reviennent du front. Ils sont vides. La solution, la voilà. Moulia saute derrière un camion. Le camion franchit le pont. Tout va bien.
    Combien de temps a-t-il mis pour gagner Paris ? Huit jours. Il marche la nuit, dort le jour. Il marche, il dort. Il mange comme il peut. La plupart du temps, il crève de faim.
    À Pavillons-sous-Bois, il prend un tramway qui le conduit à la gare de l’Est, en plein Paris. Il demande sa route. Au 17, avenue de Breteuil, il frappe à la porte de la concierge. Il est plein d’espoir. En route, il a écrit une lettre à sa tante pour la prévenir qu’il allait arriver. La porte s’ouvre et une femme, que Moulia ne connaît pas, lui dit que Mme Moulia a déménagé, qu’on ne sait pas ce qu’elle est devenue.
    S’il n’a plus de tante, qu’est-ce qu’il va devenir, Moulia ? Il ne connaît qu’un pays, le sien. Dans les Landes, il est sûr qu’on l’aidera. Il

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