C'était le XXe siècle T.2
notre hostilité à cette décision. Les Français ne comprendront pas un tel départ. Ils diront que le gouvernement a déserté. Nous savons que vous-même avez décidé de rester sur le territoire de la métropole. Nous venons vous adjurer de faire en sorte que ni le président de la République, ni le gouvernement, ni les parlementaires ne partent pour Alger.
Sans hésiter, le Maréchal félicite la délégation de vouloir rester en France. L’avant-veille, il avait congratulé tout aussi chaleureusement une autre délégation de parlementaires venus lui faire part de leur désir de quitter la métropole.
Sur sa propre volonté de rester en France, Pétain ne ressent et ne formule aucune hésitation. Sur le départ du gouvernement et des parlementaires, sa doctrine – c’est évident – n’est pas encore assurée.
Alors intervient l’étrange Raphaël Alibert. À aucun prix, ce monarchiste ne veut que les pouvoirs publics se transportent en Afrique du Nord. À ses yeux, ce départ signifie la survie de la République. Alibert sent qu’il n’y a pas une minute à perdre. Ce qu’il va hasarder, c’est l’un des plus incroyables coups de poker de l’Histoire.
Il fait irruption dans la salle où Lebrun se concerte avec le maréchal et Camille Chautemps. L’entrevue s’achève, tout est réglé. Demain, le gouvernement français siégera à Alger. Alibert se jette à l’eau :
— Monsieur le président de la République, j’ai à vous faire part d’une très importante nouvelle. Je l’ai reçue à l’instant même où nous devions venir ici, et je n’ai même pas eu le temps d’en informer M. le maréchal Pétain. Elle est pourtant de nature à influencer, je crois, vos décisions. Il est inexact que les Allemands aient passé la Loire. Le commandement nous informe au contraire que nos troupes résistent solidement et que le fleuve n’a été franchi sur aucun point.
— C’est en effet très grave, dit le Maréchal.
Une fois de plus, Lebrun paraît « décontenancé, hésitant ». C’est à lui que s’adresse Alibert :
— Ne croyez-vous pas, monsieur le président de la République, que nous pourrions, l’urgence étant moins grande, ajourner toute décision définitive à demain matin ?
— C’est en effet plus prudent, opine le Maréchal.
Albert Lebrun hésite encore. Puis :
— C’est un dernier délai, mais je reste prêt à partir. Communiquez-moi vos dépêches au fur et à mesure que vous les recevrez. Je compte sur vous, n’est-ce pas ?
Le tour est joué. Car Alibert n’a reçu aucune information de l’armée . Ce qu’il vient d’obtenir l’a été au prix d’un énorme – et inqualifiable – mensonge. Mensonge dont il se glorifiera dans un récit qu’il faut lire :
« J’ai fait Pétain – je n’ai pas à en rougir, car en agissant ainsi j’ai pensé servir mon pays – j’ai fait Pétain par un mensonge et par un faux.
« Le mensonge n’était qu’une première manche. Il fallait gagner la seconde. Voici mon faux.
« Rentré à la préfecture, je suis bombardé de coups de téléphone de Jeanneney, d’Herriot, de Campinchi qui, tous, me demandent si l’ordre de départ est enfin donné. Il faut absolument en finir : je me décide. Je prends le papier personnel du maréchal, je dicte à ma dactylo pour chacun des ministres l’ordre de demeurer à son domicile jusqu’au lendemain 8 heures, dans l’attente d’instructions, et de ne quitter sous aucun prétexte la ville avant de les avoir reçues. Je prends le cachet du maréchal. Je l’appose et je signe : sans ce faux, Pétain n’eût jamais été chef de l’État (76) . »
Comme le feu sur une traînée de poudre, le contrordre du maréchal s’est répandu dans Bordeaux. Résultat : quand, le 21 juin à 12 h 30, le Massilia appareille, il n’emporte à son bord que trente députés et un sénateur. Les plus notoires : Daladier, Mandel, Jean Zay, Campinchi, Mendès France.
Le même 21 juin, relayant Alibert, Pierre Laval passe à l’action.
Il n’est pas ministre, il n’est qu’un parlementaire parmi tous les autres. Il fonce. Accompagné de députés à qui il a énergiquement inculqué leur leçon – tels que Marquet, Piétri, Bergery –, il fait irruption dans le cabinet de Lebrun. Le plus émotif des présidents de la République note plaintivement dans ses Mémoires : « Ils entrèrent en trombe, sans se faire inscrire, contrairement à
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