C'était le XXe siècle T.2
l’usage. » Ahuri, Lebrun voit devant lui « des hommes affolés, ayant perdu le contrôle d’eux-mêmes, gesticulant, parlant tous à la fois ».
C’est Laval qui mène le jeu, domine le tumulte, s’impose et en impose. Sa voix à l’accent rocailleux, naturellement sourde, s’enfle et tonne. Balayés, le protocole, le respect, les prévenances dus au chef de l’État :
— Vous ne partirez pas, vous ne devez pas partir ! Nous n’acceptons pas que, par ce biais presque frauduleux, le gouvernement aille continuer en Afrique un combat qui se révèle impossible ! Allez-vous reprendre une politique condamnée, celle de Reynaud et de Churchill, à la faveur d’un départ en Afrique ?
Atterré, Lebrun écoute sans découvrir aucune parade, aucune réplique. Laval hurle :
— N’écoutez plus les conseils de ceux qui ont conduit le pays à l’abîme ! Pourquoi les avez-vous suivis ?
Faiblement, Lebrun tente de s’expliquer :
— C’est que mon devoir constitutionnel m’en faisait une obligation.
Ce qui a pour conséquence de faire redoubler la violence de Laval :
— Et ce Jeanneney qui nous a fait tant de mal, celui-là, je le hais, je le hais, je le hais !
— Parlez moins haut, observe Lebrun. Plus vous criez, moins je vous entends.
Un autre parlementaire, Dommange, s’exclame que si Lebrun s’en va, un, nouveau gouvernement se formera en France. Aussitôt Laval enchaîne, littéralement hors de lui :
— Si vous quittez cette terre de France, vous n’y remettrez plus les pieds !… Oui, quand on saura que vous avez choisi pour partir l’heure où notre pays connaissait la plus grande détresse, un mot viendra sur toutes les lèvres : celui de défection… Peut-être un mot plus grave encore, celui de trahison !… Si vous voulez partir, c’est votre droit, mais vous ne devez le faire qu’à titre privé. Donnez votre démission !
Sur sa chaise, Lebrun reste immobile, accablé. Il murmure :
— Vous ne connaissez pas les Allemands… Vous ne connaissez pas les Allemands…
D’évidence, on en a fini avec Lebrun. Les parlementaires, en désordre, quittent la pièce. Laval les suit. La voix faible et triste de Lebrun s’élève :
— Monsieur Laval, vous pourriez me serrer la main.
Magnanime, Laval veut bien serrer la main du Président. Et il s’en va.
Le jour même, à Rethondes – dans le wagon qui a vu, le 11 novembre 1918, Foch dicter ses conditions aux parlementaires allemands –, Hitler et Keitel communiquent à la délégation française les conditions de l’armistice. Une clause essentielle : l’Allemagne ne réclame pas la remise de la flotte française. En revanche, Hitler est formel : les réfugiés politiques allemands présents en France devront être livrés. Weygand, après avoir dit très justement que cet article était contraire à l’honneur, finira par s’incliner. Au moins aurait-on pu, au cours des jours suivants, et jusqu’à la signature définitive, alerter ces réfugiés antinazis – plusieurs milliers – et faciliter leur acheminement vers l’Espagne, par exemple. On fera tout le contraire. La police française redoublera d’efforts pour mettre la main sur ces infortunés. On a promis de les livrer, on les livrera. Beaucoup connaîtront un sort effroyable. Deux vieux dirigeants socialistes, infiniment respectables, Breitscheid et Hilferding, mobiliseront particulièrement les efforts de la police française. À peine livrés, ils seront décapités à la hache (77) .
L’heure de Laval va sonner le 23 juin. Ce jour-là, de par la volonté du Maréchal, il entre au gouvernement. Il est ministre d’État. Jamais pourtant Pétain n’a ressenti de particulière estime à son égard. Ni lui ni son entourage ne l’aiment. Weygand le déteste, partageant en cela l’opinion de l’armée. Les « purs » le trouvent trop riche. Les monarchistes, les maurrassiens, les fascistes français, voient en lui un calque de la République honnie. À Bordeaux, Berl entend répéter :
— Ce n’est vraiment pas la peine d’avoir perdu la guerre, si c’est pour revenir à Pierre Laval !
Un jour, le Maréchal dira :
— Ce qu’il y a de décourageant avec M. Laval, c’est sa méconnaissance des valeurs spirituelles.
En accueillant Laval dans son gouvernement, Pétain amorce une révolution. Il ne peut plus se leurrer quant au but que l’Auvergnat – contre vents et marées – poursuit. Dès
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