C'était le XXe siècle T.2
Kremlin a-t-il cru être débarrassé de son ennemi ? Réfugié en Turquie, Trotski multiplie les articles, et les déclarations contre Staline. Inquiet, le gouvernement turc exige son départ. La Suisse, l’Allemagne sociale-démocrate, l’Angleterre, le Danemark, la Suède refusent de le recevoir. La Norvège l’accueille mais Staline, dont la vindicte monte en même temps que l’omnipotence, exige son expulsion. Il l’obtient. Voici Trotski en France. Nous sommes au temps du Front populaire mais, après tant d’autres, la France lui demande de quitter son territoire.
Si l’Europe lui est fermée, où pourra-t-il trouver asile ? Miracle : le président Cardenas, chef de l’État mexicain, lui fait savoir que le Mexique consent à l’accueillir. Trotski est à la fin de son errance. Il sait déjà que là-bas, à condition de ne pas se mêler de la politique intérieure du pays – il s’y est engagé –, il va pouvoir se déchaîner contre Staline.
Avec l’aide de ses partisans aux États-Unis, il a loué à Mexico, dans le quartier de Coyoacan, au coin de la rue de Vienne et de la rue Morenos, une grande maison de style colonial. Le Vieux – comme l’appelle affectueusement son entourage – va en faire une véritable forteresse : un mur de béton la ceinture, flanqué de deux tours crénelées qui abritent des mitrailleuses. L’entrée a été dotée d’une porte blindée. Des secrétaires-gardes du corps en armes veillent jour et nuit sur la sécurité du vieux chef qu’ils vénèrent. Tout cela coûte cher. Les trotskistes du monde entier subviennent aux dépenses.
Quand Trotski s’est installé là, à l’approche de la soixantaine, est-ce donc qu’il craignait pour sa vie ? Bien sûr.
Déjà, en Europe, on a voulu l’abattre. On ne s’est pas contenté de s’en prendre à sa personne. Il n’a plus reçu de nouvelles de son fils Serge, déporté en Sibérie. C’est également en Sibérie que la mort a attendu sa sœur Olga. Sa fille s’est suicidée. Sa première femme et son gendre ont été envoyés en camp de concentration. Les procès de Moscou ont désigné Trotski à la vindicte du monte entier. Tous les vieux bolcheviks, avant de faire face au peloton d’exécution, l’ont dénoncé à qui mieux mieux. Il est devenu le « super-traître », l’agent machiavélique d’un complot mondial.
Intraitable, Trotski a voulu rendre coup pour coup. Avec cette différence que Staline dispose d’une armée de tueurs et Trotski seulement de sa plume. Installé dans sa citadelle de Mexico, le Vieux redouble d’efforts. « Il est seul, écrit sa femme Nathalie. Il se sent le dernier combattant d’une légion anéantie. Il devient ainsi, pour beaucoup d’hommes, un symbole, et il le sait. Son devoir est de maintenir droite, claire, une doctrine, une vérité historique, une attente résolue. Pour toutes ces raisons, il est condamné. »
Les autorités mexicaines, elles aussi, craignent pour la vie de leur hôte. Elles ont fait construire, à trente pas de l’entrée, une casita en briques, pourvue d’une meurtrière. En permanence, des policiers veillent.
Chaque matin, Trotski se lève tôt : la lumière, dit sa femme, « est alors fraîche, le ciel invariablement radieux ne flambe pas encore ». Avant de commencer son travail, il s’autorise un tour de jardin, va nourrir les lapins et les poules et jette un coup d’œil aux cactus qui, sans doute parce qu’ils sont « résistants et guerriers », le touchent. Il gagne son cabinet de travail dont il ne sortira plus qu’aux heures de repas. Il écrit une vie de Staline, multiplie les articles, les dénonciations. Non pas que tout soit défendable dans son combat. Il tombe parfois dans le travers fatal des exilés : aveuglé par la passion, il devient l’ennemi de ce qui était sa raison de vivre. Paradoxalement, sa bête noire principale n’est plus le capitalisme, mais le communisme accusé par lui de s’être tout entier rangé sous la bannière stalinienne.
Physiquement, il tient toujours la tête droite. Rien n’a changé de sa démarche alerte et de ses gestes vifs. « Il semblait ne pas vieillir, confie sa femme, bien que sa chevelure aux mèches rebelles devînt grise… Il recevait généralement les visiteurs à sa table de travail, légèrement incliné pour mieux les entendre, le regard bleu très attentif ; il parlait d’une voix toujours nette, en ponctuant bien sa phrase, en
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