C'était le XXe siècle T.2
autorisé à promulguer la Constitution ; dans le second, celui de Taurines, il est seulement chargé de la préparer. Dans le premier, il agit souverainement ; dans le second, il doit collaborer avec les commissions des Assemblées. Dans le premier, enfin, la Constitution sera ratifiée par les Assemblées qu’elle aura créées ; dans le second, elle sera ratifiée par la nation (79) .
Ces différences, comment Laval n’en saisirait-il pas toute la portée ? Assurément la motion des anciens combattants peut rallier beaucoup de voix. Ce qu’il faut, c’est l’éliminer. Il gagne la tribune. « Par déférence envers les anciens combattants du Sénat », il accepte de modifier le projet gouvernemental :
— La version stipule : « La Constitution sera ratifiée par les Assemblées qu’elle aura créées. » Je propose de substituer à cette phrase la formule suivante : « La Constitution sera ratifiée par la nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées. » Voilà qui doit vous donner entière satisfaction !
Taurines, lui, est loin d’être satisfait. Il témoigne que le Maréchal lui a déclaré sa volonté de n’être « ni un dictateur ni un César ». Il ne veut pas du projet du gouvernement. Il insiste pour l’adoption du contre-projet.
On applaudit Taurines. Laval a-t-il perdu la partie ? De son fauteuil qu’il a rejoint, il fait signe qu’il veut parler. On se tait. La voix qui roule les r prend possession de l’Assemblée. Elle ne la lâchera plus :
— Permettez, mes chers collègues, que je reste assis. Le débat prendra ainsi un caractère plus familier…
Dans les grands moments, Laval use toujours d’une arme secrète. Cette fois, c’est une lettre que lui a adressée le Maréchal et qui contient cette phrase déterminante : Le vote du projet que le gouvernement soumet à l’Assemblée nationale me paraît nécessaire pour assurer le salut de notre pays . Dès lors, les éventuels contestataires savent qu’en votant le contre-projet de Taurines, ils voteront contre le Maréchal.
Onze lignes qui règlent tout. Laval est remonté à la tribune. Il parle. Tous les témoins, amis ou adversaires, ont dit que ce discours fut le meilleur qu’ait jamais prononcé Pierre Laval. Il narre l’histoire d’une guerre déclarée sans qu’elle ait été préparée, l’histoire d’une défaite, d’un choix.
— Partir ? C’était livrer ce qui restait de la France à l’invasion totale. On ne sauve pas la France en quittant son sol, ai-je dit. Je le maintiens. Notre place était de rester au milieu des populations qui souffrent, pour souffrir, si cela était nécessaire, avec elles.
Après l’évocation de Mers el-Kébir, de la marine française écrasée sous les obus, c’est le rappel des calamités qui écrasent les Français.
— Sentez-vous que le malheur est sur la France ? Sentez-vous comme tout cela est triste et douloureux ?
Dans la salle du Grand Casino, des larmes coulent. Retrouvant une nouvelle force, Laval reprend sa démonstration. Il affirme que la constitution envisagée ne peut pas être réactionnaire.
— Nous pensons à la famille, aux droits de la personne humaine, à tout ce qui fait la raison de vivre. Cela, nous le défendrons. Nous avons la chance, le bonheur d’avoir en France, à travers ce malheur que nous vivons, un soldat victorieux, un maréchal de France. L’univers entier a du respect pour cet homme qui incarne la plus belle page de notre histoire. Nous avons la bonne fortune de l’avoir, de pouvoir nous abriter derrière lui pour assurer le salut de notre pays. C’est à cela que je vous convie et, ce soir, j’en suis sûr, il ne manquera pas un suffrage pour l’adoption du projet, parce que c’est à la France que vous le donnerez.
Un tonnerre d’applaudissements – prévisible – salue cette péroraison. Quelques questions sur le texte, pour la forme. On lève la séance. Elle reprendra l’après-midi à 17 h 15, sous la présidence de Jeanneney.
Une dernière fois, le président du Sénat lit le texte modifié sur lequel députés et sénateurs vont avoir à se prononcer. L’Assemblée décide de passer immédiatement au vote.
Une voix, dans la salle :
— Pardon, pardon, je demande la parole. Nous sommes vingt-sept. Et nous voulons…
Vincent Badie livre le dernier baroud d’honneur de la République. Il va le perdre. Sa protestation se noie dans l’indifférence. On
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