C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
Navy ?
Cérémonial. Le contre-torpilleur français Léopard acçueille le navire britannique et, à travers les champs de mines, le guide jusque dans le port d’Oran. Reçu par l’amiral Jarry, l’amiral North fait savoir qu’il désire s’entretenir avec l’amiral Gensoul. Courtois, Jarry met à sa disposition une voiture qui le conduit à Mers el-Kébir. À la coupée du Dunkerque où Gensoul l’attend, il a droit aux honneurs réglementaires. Un clairon joue Aux champs , l’équipage se fige au garde-à-vous. Après quoi, Gensoul emmène North dans son bureau.
Nous sommes au lendemain du jour où il a été prescrit à tous les responsables de la Marine française de se montrer « très discrets » à l’égard des Britanniques. Gensoul ne semble pas en avoir cure. Il connaît North. Ils ont étroitement collaboré, en particulier lorsque l’on a ouvert, dans l’Atlantique, la chasse aux cuirassés de poche allemands. Cordial, l’accueil de Gensoul, cordial, le comportement de North. L’Anglais s’exprime avec la liberté d’usage entre marins du même bord ou du même rang. Il ne cache pas qu’il est chargé d’une mission délicate : commandant en Méditerranée occidentale, il veut savoir ce que sera l’attitude de la flotte française après la signature de l’armistice avec l’Allemagne.
Nul embarras du côté de Gensoul. Il répond que la Marine française est aux ordres du gouvernement. Le maréchal Pétain préside ce gouvernement, donc la Marine française obéira aux ordres du maréchal Pétain. Que les Anglais se rassurent : les bâtiments français ne tomberont pas aux mains de l’ennemi. Non seulement l’amiral Darlan, chef de la Flotte, s’y est engagé, mais il a pris d’ores et déjà des mesures pour qu’une telle éventualité ne se produise jamais.
North enregistre. Après quoi il en vient à l’essentiel :
— Considérez-vous qu’il y ait quelque chance de voir les bâtiments français se rendre à nous si des forces anglaises se présentent devant le port pour les y inviter ?
— Non, répond Gensoul.
Il explique que la flotte française représente un enjeu de première importance face aux revendications allemandes. Le devoir de ses chefs est de la maintenir intacte afin que le gouvernement puisse en jouer avec profit. North écoute. Gensoul enchaîne alors sur le discours que le Premier ministre Churchill a prononcé la veille et qui a fortement déplu aux officiers et équipages. Ils ont ressenti cela comme une gifle. Comment M. Churchill a-t-il pu prononcer, à propos de la flotte française, de telles contrevérités ? À l’adresse de North, il cite : « Le gouvernement de Sa Majesté a appris avec peine et stupeur que les conditions dictées par les Allemands avaient été acceptées par le gouvernement de Bordeaux. Toutes les ressources de l’Empire français et de la Flotte française vont passer de ce fait aux mains de l’adversaire pour l’aider à parvenir à ses fins…» Il s’agit là d’une provocation cynique puisque, tout au contraire, selon le texte de l’armistice, l’Allemagne s’est engagée à laisser à la France la libre disposition de la flotte et de son empire.
Que signifie la moue de North ? Qu’il approuve Churchill ? Ou qu’il comprend Gensoul ? Plutôt que de répondre, il interroge : quand la France va-t-elle signer l’armistice avec l’Italie ? C’est imminent, dit Gensoul. L’inquiétude plisse le front de North.
— Cela signifie-t-il que toutes les patrouilles navales et aériennes vont cesser ?
— Oui, six heures après la signature de l’armistice.
— Alors les Italiens vont pouvoir venir librement jusqu’au détroit de Gibraltar ?
Gensoul hausse les épaules :
— Ils ne sont guère dangereux…
Cette apparente désinvolture cherche-t-elle à donner le change ? À mesure que le dialogue se poursuit, l’atmosphère s’épaissit. Les deux interlocuteurs le ressentent fortement.
North se lève. À l’historien britannique Anthony Heckstall-Smith, il confiera : « Gensoul paraissait extrêmement abattu. J’en éprouvai du chagrin pour lui. Nous nous serrâmes la main sur la plage arrière, les clairons sonnèrent Aux champs. La musique rendait les honneurs pour la dernière fois à un amiral britannique et je quittai le navire (31) . »
L’amiral North télégraphiera le lendemain à l’Amirauté : « De mon entretien avec Gensoul, j’ai la certitude
Weitere Kostenlose Bücher