C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
fatalité, et là je n’y peux rien. Mais, à l’époque, j’avais simplement envie de ne pas crever, de vivre.
En signant l’armistice à Rethondes avec l’Allemagne de Hitler, la France a dû prendre à sa charge des frais d’occupation fixés à 400 millions de francs par jour. Somme énorme. Le gouvernement de Vichy a protesté, déclarant que « ces paiements considérables donneraient à l’Allemagne la possibilité d’acheter la France tout entière, y compris ses industries et ses participations à l’étranger, ce qui signifierait la ruine de la France ». Le général Huntziger, chef de la délégation française à la Commission d’armistice, signale que la somme quotidienne versée correspond à l’entretien de huit millions de soldats. Les troupes d’occupation en France n’atteignent pas un tel chiffre, il s’en faut de beaucoup. Réponse des Allemands : les frais d’occupation doivent couvrir les allocations aux familles des soldats, l’aide sociale, le ravitaillement, l’armement, l’équipement, etc. Après des mois de négociations, le gouvernement de Vichy obtiendra que l’indemnité soit réduite à 300 millions par jour, soit plus de 100 milliards par an. Simple comparaison : en 1938, les recettes budgétaires totales de l’État n’ont atteint que 54 milliards. Désormais, ces fonds vont s’accumuler au crédit des Allemands – qui ne parviendront pas à les dépenser. À la fin de l’année 1940, ils ont reçu 80 milliards de francs et n’en ont utilisé qu’un peu plus de 60 (39) .
De ce pactole, que vont faire les occupants ? Systématiquement, ils se mettent à rafler, sur tout le territoire occupé, les denrées de consommation : produits alimentaires, chaussures, maroquinerie, bonneterie, vêtements de femme, bas de soie, parfums. On voit désormais les permissionnaires allemands rentrer chez eux ployant sous le poids de leurs emplettes, achats effectués grâce aux soldes confortables et aux bons d’achat distribués largement à la troupe. Simple prologue à la mise en coupe réglée du pays.
Les occupants voient plus loin : ils veulent passer des marchés avec des industriels, acquérir des stocks énormes de machines, d’outils, de tissus, de cuir, d’accessoires et de marchandises de toute sorte. Ces achats ne peuvent s’effectuer dans le cadre des circuits normaux car tous ces produits sont contingentés. D’où l’ouverture des « bureaux d’achat » allemands qui, en traitant ces affaires parfaitement irrégulières, vont se trouver à la source de tout le marché noir.
Tel est le circuit dans lequel, l’un des premiers, va s’intégrer Henri Lafont. Dès le 19 juin 1940 – il n’a pas perdu de temps –, campé dans un petit magasin de la rue Tiquetonne, il commence à acheter, pour le compte des services de l’hôtel Lutétia, des produits alimentaires, des vêtements, des alliances en or ou en argent, voire des meubles d’époque. Les « affaires » marchent si fort que, deux semaines plus tard, Lafont ouvre un second magasin, rue Cadet. Puis un troisième, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Il a engagé des gérants et se doit de les approvisionner. Mué en grossiste, il parcourt l’Île-de-France, la Normandie : il achète du blé, du maïs, du beurre – par tonnes –, du bétail et même des fourrures. Les Allemands apprécient. Voilà un homme.
Quels Allemands ?
C’est l’agent Max Stocklin, son compagnon de captivité au camp de Cepoy, qui l’a installé rue Tiquetonne. Les succès de Lafont – ses triomphes plutôt – l’émerveillent. Il présente son protégé aux deux principaux responsables allemands de l’hôtel Lutétia : Otto Brandl et Radecke. Des personnages peu ordinaires. Brandl, agent spécial de l’Abwehr, régnera, durant toute l’Occupation, sur les bureaux d’achat devenus peu à peu un empire. Radecke, officier de la Wehrmacht, se révèle « un aventurier, amateur de femmes et de virées nocturnes (40) ». Il faut imaginer Lafont sous le regard d’abord perplexe, puis amusé, puis admiratif de ses deux « employeurs ». Il a tout pour leur plaire. Aucune obséquiosité de sa part. Il leur parle net, comme à des égaux. D’ailleurs, Brandl et Radecke savent à quoi s’en tenir. Une enquête rondement menée les a éclairés sur le passé de repris de justice de Lafont. Ils ne s’en inquiètent pas, bien au contraire, ravis d’avoir barre sur lui : une
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