C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
« interroger » sans que leurs cris ameutent le quartier. Quant à lui, il installe son bureau au deuxième étage et fait aménager des chambres pour lui-même et ses amis.
En même temps, il recrute. Autour de lui, travaillent désormais Paulo du Helder dit « la Gamberge », Charles Cazauba, secoué de tics, Miclar qui se spécialisera dans les dénonciations de Juifs, Riri l’Américain, proxénète connu – et le pire de tous : Abel Danos dit « le Danois », « le Sanguinaire », « le Mammouth », « le Gros », « Gros Bill », « Bel Abel ». Il mérite tous ces surnoms. En 1936, l’attaque du train de Marseille-Blancarde lui a permis de rafler cent kilos d’or. Danos est « un tueur à froid, dira l’inspecteur Chenevier. Danos avait le crime dans le sang ».
D’autres encore : Armand le Fou, huit condamnations, interdit de séjour, meurtrier d’un de ses amis, le proxénète Raymond Richard et sa « régulière » Simone Vernhes qui, en mai 1944, provoqueront à eux deux, en une seule journée, l’arrestation de soixante résistants. S’y ajoutent Gaston Lorraine et Charles Forêt, tenanciers de maison close, Feu-Feu, dit « le Riton », sept condamnations, surtout respecté dans le milieu depuis l’attaque du fourgon postal de la rue de Maubeuge, Jo le Corse, un tueur à gages, Adolphe Cornet dit « Frédo la Terreur du Gnouff » qui, rue Lauriston, va se spécialiser dans les interrogatoires électriques, ce qu’il appelle la « magnéto à effacer le sourire ». Et d’autres, bien d’autres.
C’est entouré de ces membres éminents de l’aristocratie du crime que Lafont va pendre la crémaillère. Sur une longue table jonchée d’orchidées, les crus des grandes années voisinent avec les champagnes millésimés. Toute la soirée défilent des plats exquis. Très à l’aise au milieu de ce gibier de bagne, le colonel Reile – l’homme à scrupules – se congratule avec le capitaine Radecke et Otto Brandl. Mieux encore, à la place d’honneur, s’est installé le conseiller criminel ( Kriminalrat ) Boemelburg.
Il faut savoir que ce dernier est l’un des maîtres tout-puissants de la Gestapo en France, l’un des hommes qui ont reçu pour mission de transposer dans les faits les théories prêchées par Hitler. Boemelburg doit concourir à la création de ce Grand Reich allemand, composé des seuls aryens et qui doit vivre mille ans. Aux yeux des nazis français, du fait même qu’il va jusqu’au bout de ses principes, Boemelburg, interlocuteur privilégié de Pierre Laval, est respectable et doit être respecté.
Comment ont-ils réagi, ces admirateurs d’un national-socialisme pur et dur, s’ils ont su que Boemelburg, à la table de Lafont, avait bu ses vins et mangé ses foies gras ? Que, délibérément, il s’était rangé à l’étiage de Riri l’Américain, du Mammouth, de Nez de braise, de Feu-Feu dit le Riton ? S’ils ont su que Lafont, ayant constaté que Boemelburg raffolait de la cuisine française, faisait désormais porter chaque soir chez lui, à Neuilly, des plats provenait d’une célèbre boîte de nuit parisienne ?
Au début de 1941, les familiers de la rue Lauriston voient, non sans un certain étonnement, apparaître un « nouveau ». Quarante-cinq ans, svelte, une petite moustache, strictement vêtu, il tranche totalement avec le débraillé de la maison. Curieusement, on dirait qu’il s’applique à passer inaperçu. L’attitude de Lafont à son égard est plutôt bizarre : tantôt il le rudoie, tantôt il semble tenir essentiellement à lui.
Un jour, l’un des truands le regarde de plus près. Des souvenirs lui reviennent et il s’exclame :
— Mais c’est Bonny !
Il ne se trompe pas : en d’autres temps, l’homme à tout faire de Lafont a connu la célébrité. Fait prisonnier pendant la guerre de 14-18, condamné par les Allemands à vingt ans de forteresse pour cause d’évasion, l’armistice le libère. Pierre Bonny a vingt-trois ans. Intelligent et surtout dévoré d’ambition, il entre dans la police. Sa chance : réussir à mener à bien une affaire d’exportation illégale de capitaux à laquelle est mêlé un haut dignitaire de l’Église. Une aubaine pour Aristide Briand qui peut ainsi négocier avec le Vatican la condamnation de l’Action française . Pour cet exploit, Bonny reçoit une médaille d’argent. Au moment de l’affaire Stavisky – dont il est l’un des
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