C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
françaises et s’est volontairement livré à elles. On juge de la stupeur des militaires à qui il a révélé une horreur d’autant plus terrifiante qu’ils n’en soupçonnaient même pas l’existence. On n’a pas voulu croire ce personnage étrange dans son allure et plus encore dans ses propos. Il a perçu cette incrédulité. Il a proposé de mettre par écrit ce qu’il avait vu. On y a consenti. Durant plusieurs jours, il a rédigé sans relâche. Le style de ses récits est à la mesure de la violence de ce qu’il éprouve. Il veut convaincre : quand il tente de démontrer l’ampleur de l’extermination, le chiffre de 25 millions vient naturellement sous sa plume – et il dépeint des entassements impossibles.
De quel droit affirmerions-nous qu’il n’a pas vu la montagne de chaussures qu’il dépeint ? Peut-être le tas qui est demeuré dans ses souvenirs était-il le résultat d’un grand nombre de gazages. Abraham Bomba – cité plus haut – a raconté comment, à son arrivée au camp, il a vu, sur la place centrale, « d’immenses tas de vêtements, de chaussures, etc. ». Richard Glazar, autre survivant : « J’ai découvert pour la première fois la place immense… On l’appelait – mais cela je l’ai appris plus tard – la “place de tri”. Elle disparaît sous des montagnes d’objets de toutes sortes. Montagnes de chaussures, de vêtements, de dix mètres de haut. » Le certain est que ces tas étaient monstrueux. Mesure-t-on la monstruosité ?
À propos des cheveux que l’on coupe aux femmes et aux jeunes filles, Gerstein cite l’explication d’un SS de service : « C’est pour en faire quelque chose de spécial pour les sous-marins. » Longtemps cette affirmation a paru incompréhensible. Ceci jusqu’au moment où a été retrouvé un document, daté du 6 août 1942, qui spécifie : « Le chef de l’Office central SS pour l’économie et l’administration, le SS-Gruppenführer Pohl, a ordonné de veiller à l’utilisation des cheveux humains dans tous les camps de concentration. Les cheveux humains sont transformés en feutre industriel, après avoir été bobinés en fil. Dépeignés et coupés, les cheveux des femmes permettent de fabriquer des pantoufles pour les équipages de sous-marins et des bas de feutre pour la Reichsbahn. » Il est donc exact que les cheveux de femmes déportées récoltés à Belzec aient servi à « quelque chose pour les sous-marins ». Dans une industrie de guerre cloisonnée à l’extrême, Gerstein était tout à fait étranger à ce genre de production. Comment aurait-il imaginé un détail qui, par la production d’un document découvert ultérieurement, s’est révélé exact ?
L’écrivain Pierre Joffroy a rencontré la plupart de ceux qui avaient connu Gerstein. Le souvenir qu’ils conservent de lui est celui d’un saint égaré en notre siècle. Comment, s’il n’avait pas vu et ressenti, aurait-il délibérément inventé l’épisode de Belzec ?
Ce qui achève de convaincre de la sincérité de Gerstein sur l’essentiel , c’est que la réalité de sa visite a été attestée par un témoin oculaire. Un autre officier SS.
Globocnik semble s’être suicidé à la fin de la guerre. On n’a pas retrouvé la trace de Wirth, probablement tué par des partisans. De ce qui s’est déroulé à Belzec, le jour où s’y est rendu Gerstein, un seul témoin a survécu : l’« excellent » professeur Pfannenstiel, si intéressé par la manière dont mouraient les Juifs entassés dans les chambres à gaz. À la fin de la guerre, on l’a arrêté ; inculpé de crimes de guerre.
Interrogé le 30 octobre 1947, Pfannenstiel commence par nier : il n’a assisté à aucun gazage, il n’a participé à aucun massacre. Trois ans s’écoulent. Le 6 juin 1950, comparaissant devant un juge d’instruction, il finit par admettre qu’il s’est bien rendu à Belzec en compagnie de l’ingénieur Gerstein.
« Je demandai à visiter le camp. Très fier de son institution, Globocnik en donna la permission et nous amena dans le camp, Gerstein et moi. Le lendemain matin, un chargement de Juifs, hommes, femmes et quelques enfants, arriva… Ils reçurent l’ordre de se déshabiller entièrement et de déposer tout ce qu’ils possédaient. On leur dit qu’ils allaient être incorporés à un commando de travail et devaient être épouillés pour éviter les épidémies. Ils auraient
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