C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
fait d’un ou deux criminels désavoués aussitôt qu’ils ont été démasqués.
Au moment de l’entrevue de Rassinier avec Pfannenstiel, la recherche historique était loin de dominer cet immense sujet. Il a fallu des décennies pour que l’ampleur du massacre pût être décrite dans tous ses détails. Lors de son procès, Eichmann, grand organisateur des transports de Juifs, a dévoilé tous les aspects du plan, minutieusement mis au point, auquel il devait obéir. Il a montré ces trains restés prioritaires même lorsque le III e Reich s’effondrait : pour que ne s’affaiblisse pas le rendement, il fallait que, dûment remplis, ils partent et rejoignent, à heure fixe, leur destination ultime. Cette abomination que dépeint Gerstein à Belzec, nous la retrouvons dans tous les camps d’extermination : des infortunés, n’en croyant pas leurs yeux ni leurs oreilles, au-delà de l’épouvante, poussés sous les coups jusqu’au fameux « vestiaire » d’où l’on sort totalement nu – la honte l’emportant souvent sur la peur – et qui découvrent soudain la porte béante de la chambre à gaz, y sont précipités par ceux qui, derrière eux, exercent la poussée qu’ils subissent eux-mêmes, l’entassement inimaginable, bras enchevêtrés, poitrines contre poitrines, dos contre dos, la fermeture des portes, l’obscurité, les hurlements, le gaz qui commence à siffler, la mêlée qui s’engage, bref l’indicible. Tout cela, presque chaque jour pendant des mois, Philip Müller, du commando spécial d’Auschwitz, l’a vu et entendu. Il ouvrait les portes : « Ils tombaient… Ils tombaient comme un bloc de pierre… Une avalanche de gros blocs (80) …» À ses camarades juifs et à lui incombait la tâche de traîner les cadavres jusqu’aux crématoires où on les brûlerait.
Il faut revenir à Gerstein. Après sa visite à Treblinka, il part pour Varsovie. Son ordre de mission porte qu’il doit regagner Berlin. Il ne demande qu’à obéir car, déjà, il s’est fixé un but : alerter le monde pour que le monde sache. À la gare de l’ex-capitale polonaise, il demande une place de wagon-lit dans le train Varsovie-Berlin. Refus du préposé. En pleine guerre à l’Est, les trains sont bondés de militaires de toutes sortes, de fonctionnaires nazis et de permissionnaires. Tout ce que l’on peut lui accorder, c’est un titre de circulation qui lui permettra de voyager debout.
Le train roule vers Berlin. Dans le couloir du wagon, Gerstein n’est pas seul : un autre voyageur n’a pas eu plus de chance que lui. Il se présente : Baron von Otter, secrétaire de la légation de Suède à Berlin. Va-t-on échanger les banalités de règle en pareil cas ? Impossible. Devant les yeux de Gerstein, les images de Belzec ne cessent de déferler. Il mesure la chance qui lui advient : cet homme, là près de lui, est un diplomate suédois. Il faut qu’il lui parle, qu’il s’ouvre à lui de ce qu’il a vu. Il le faut.
Une gare. Ils descendent tous deux sur le quai, entament la conversation. Le train repart. Dans leur couloir, ils la poursuivent.
Le baron von Otter est un témoin de premier plan. Lorsque j’ai mis en chantier l’émission sur Gerstein, je me suis préoccupé de savoir s’il était possible de l’interroger. Jean-Charles Dudrumet et Françoise Renaudot se sont rendus à Stockholm pour recueillir ce que j’appellerai sa « déposition ». On va en lire la transcription enregistrée. M. von Otter s’est exprimé en français. Je n’ai corrigé que quelques impropriétés insignifiantes pour laisser à son récit sa forme originale :
« J’avais été à Varsovie pour une mission ayant trait avec mon travail et, pendant le retour à Berlin, j’ai rencontré par hasard M. Gerstein qui, comme moi, n’avait pas eu une place dans le wagon-lit et nous avons passé la nuit dans le couloir. J’ai observé que Gerstein me regardait avec curiosité et j’ai eu l’impression qu’il voulait me parler. Et, comme nous n’avions rien à faire pour toute la nuit, j’ai pensé que je pourrais m’approcher de lui et l’inviter à une conversation. Les premiers mots qu’il m’a dits étaient : “Je voudrais bien vous voir à votre légation parce que j’ai quelque chose à vous raconter.” J’étais un peu étonné mais j’ai dit : “Nous avons tout le temps, cette nuit, pour parler et qu’est-ce que vous avez à me dire ?”
« Alors,
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