C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
Gerstein a commencé à sangloter. Il a dit après quelques secondes : “ Hier, j’ai vu quelque chose de terrible.” Ma réponse était immédiatement : “S’agit-il des Juifs ?” “Oui”, il m’a dit. Alors, j’ai dit que nous continuerions cette conversation dans le wagon-lit. Cette [première partie de la] conversation avait eu lieu dans une station hors de Varsovie.
« En retournant au wagon-lit, nous nous sommes assis sur le [inaudible] du wagon-lit et il m’a raconté toute l’histoire de sa mission en Pologne, pourquoi il est allé là-bas, ce qu’il a vu. Il était officier de SS, la division sanitaire, et il avait eu l’ordre d’étudier des modes d’extermination des Juifs, pour en proposer des améliorations.
« En cours, le système qu’il a vu, c’était le gazage avec des vapeurs, de Diesel, [en utilisant] des tracteurs, des machines à moteur pour l’agriculture. Ce qui n’a pas fonctionné très bien. Il m’a raconté qu’il a duré encore environ deux heures… Pendant ce temps, les hommes, les femmes, les enfants étaient vivants et, en connaissance de quoi, ils savaient de quoi il s’agissait. Seulement après deux heures, plus que ça, l’exécution a été terminée.
« Puis il a raconté aussi comment on a procédé à recueillir toutes les valeurs qu’avaient les gens. On avait déjà coupé les cheveux des femmes pour en faire usage. Pour quel but ? Je ne sais pas. Après, on a arraché les dents d’or, on a fouillé les corps en cherchant des valeurs, des bijoux, tout ça. Et puis, tous les 8 000 ou 10 000 personnes, je ne sais pas, qui étaient tuées chaque jour, ont été enterrées près de cet établissement.
« Pendant notre long entretien, entretien qui a duré cinq ou six heures, Kurt Gerstein m’a paru tout à fait croyable, peut-être pas très équilibré, en tout cas au début, mais il s’est calmé assez vite. J’ai essayé de faire une sorte d’interrogation contradictoire pour pouvoir vérifier sa crédibilité. J’ai aussi [demandé] d’avoir des preuves sur une carte… Il a fait des esquisses du village de Belzec. J’ai demandé des références et il a mentionné le nom du docteur Dibelius, un homme dont je connaissais déjà le nom et que j’ai rencontré par hasard quelques semaines après, à Berlin, où j’ai naturellement pris l’occasion de demander s’il connaissait Kurt Gerstein. Et la crédibilité de Gerstein a été jugée. Et Dibelius m’a raconté que Gerstein l’avait visité un ou deux jours après notre arrivée à Berlin, qu’il avait raconté exactement la même histoire, les mêmes événements à lui, Dibelius, et aussi de son entretien avec moi. »
— Est-ce qu’il vous a demandé expressément d’en faire part au gouvernement suédois ?
« — Oui. C’était son espoir que, si les faits de l’extermination étaient répandus en Allemagne par les Alliés, comme c’était son idée, le peuple allemand se tournerait contre Hitler et son régime. Mais enfin je crois que c’était une idée tout à fait irréelle. »
— Vous en avez fait part à votre gouvernement. Est-ce que vous l’avez fait par écrit ou oralement ?
« — Alors, je suis rentré à ma légation à Berlin et tout d’abord j’avais commencé de faire un rapport, le lendemain, parce que j’étais naturellement assez bouleversé par mon expérience. J’ai fait mon rapport à l’ambassadeur assez en détail, demandant si je devais faire un rapport écrit. Alors, il m’a dit que je ne devais pas faire un rapport écrit mais rapporter les événements pendant une visite à Stockholm, ce que j’ai fait quelques semaines plus tard. »
— Et le gouvernement suédois n’a pas gardé de traces de votre rapport oral à cette époque-là ?
« — Non, non. »
— Vous avez fait, après, un rapport écrit ?
« — Non, non. »
— Jamais ?
« — Non. À ma souvenance, je n’ai jamais fait un rapport ou même un mémorandum sur cet épisode. Et je me suis demandé plusieurs fois pourquoi. Et je crois que c’était parce que j’ai eu connaissance, à cette époque, que les mêmes choses ont été racontées par notre consul à Stettin et, par une coïncidence curieuse, son rapport écrit est arrivé à Berlin le même jour que j’avais rencontré Gerstein. Les rapports du consul de Stettin se trouvent dans les archives à Stockholm. Je ne l’avais pas vu à Berlin, mais je l’ai vu,
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