C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
morceaux de verre, vestiges des fenêtres détruites par le bombardement. La vie vaut-elle encore d’être vécue ? Le prisonnier se saisit d’un de ces tessons et se tranche la gorge.
Une sentinelle allemande le découvrira baignant dans son sang. On le transporte à l’hôpital, on le soigne, il est sauvé. Il gardera la trace indélébile de son suicide manqué : une cicatrice que cachera désormais une écharpe.
Quand, le 2 novembre 1940, le gouvernement de Vichy le démet de ses fonctions, Moulin prend sa décision : il rejoindra à Londres le général de Gaulle. En zone sud, il est tenu pour suspect, trop attaché au « régime ancien ». Il obtient des papiers au nom de Joseph Mercier, professeur dans une université américaine : sa première fausse identité. Aux autorités françaises, il déclare vouloir retourner aux États-Unis pour y reprendre son poste. Après que la mairie de Grasse, en février 1941, lui a établi un passeport, le consul général américain à Marseille lui délivre un visa d’entrée aux États-Unis. Encore lui faut-il traverser l’Espagne et le Portugal. En ce temps-là, les deux pays n’accordent les visas qu’au compte-gouttes.
Il piaffe mais multiplie les contacts. À Marseille, il rencontre un certain Henri Frenay, chef d’un groupe de résistance alors intitulé « Libération nationale » qu’il juge le mieux implanté et le mieux organisé de tous ceux qui ont vu le jour depuis l’armistice. Il n’a guère jusque-là rencontré que des gens agissant dans un ordre totalement dispersé. Certes, leur courage ne fait aucun doute et ils obtiennent des résultats : ils diffusent des tracts, aident les prisonniers évadés, éditent en secret de petits journaux mais ils ne montrent aucune expérience de la vie clandestine et commettent de graves imprudences. Les uns et les autres manquent néanmoins cruellement d’appui logistique. Certains bénéficient de la complicité de fonctionnaires vichystes hostiles aux Allemands, d’autres reçoivent directement des Anglais ou des Américains une aide qui aurait dû leur venir de la France libre.
Après l’entrée de Hitler en Russie, les échos qu’il reçoit de la zone occupée le convainquent que l’activité déployée soudain par les communistes, muselés jusque-là par le pacte germano-soviétique, va renforcer considérablement le combat résistant.
Il obtient les visas tant attendus, quitte la France le 12 septembre, gagne Madrid et, de là, Lisbonne. Après de longues et irritantes discussions, il est autorisé par le consul de Grande-Bretagne à prendre place dans un avion qui le porte à Bournemouth. Courant décembre, il est reçu par Charles de Gaulle.
Les voilà donc face à face, ces hommes antinomiques. De Gaulle : immense, glacial malgré la fièvre qui le brûle. Moulin : petit, mince, l’air à la fois énergique et enjoué. Moulin se sait un inconnu pour de Gaulle. Durant tout son voyage, il a redouté que ce fût un obstacle insurmontable. Il a tort. Bien peu de hauts fonctionnaires ont rejoint de Gaulle. D’emblée, l’accueil réservé au préfet Moulin sera favorable.
Devant de Gaulle, Moulin parle.
L’émotion l’étreint quand il assure que, malgré l’état embryonnaire dans lequel agit la Résistance, il serait fou, voire criminel de ne pas utiliser ces hommes prêts à sacrifier leur vie pour servir la France. Certes, ils sont encore épars et leur recrutement est anarchique, mais ils pourront constituer demain – il en fait le serment – une véritable armée.
Moulin explique à de Gaulle que ces gens-là ont, avant tout, besoin d’une approbation morale. Il faut que la « France libre » organise avec eux des liaisons fréquentes, rapides et sûres. On doit leur faire passer de l’argent, des armes. Que de Gaulle cherche à rallier nos colonies, nos départements d’outre-mer, voilà qui est légitime, mais Moulin affirme, avec une solennité qui frappe son interlocuteur, que ses véritables troupes se trouvent en France métropolitaine.
Le siège du général de Gaulle est fait. Sur les qualités – ou les défauts – de ceux qui lui proposent leurs services, il se trompe rarement. D’emblée, il a jugé Moulin « homme de foi et de calcul, écrira-t-il, ne doutant de rien et se défiant de tout, apôtre en même temps que ministre ».
De Gaulle confirme : il faut renforcer et unifier la Résistance. Il désigne Jean Moulin comme son
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