C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
les lames du parquet, se servent de portes débitées en morceaux. Ils parviennent à coffrer la terre et colmater le fond. Alors seulement, ils peuvent entamer leur galerie latérale. À mesure qu’ils s’enfoncent, l’air manque de plus en plus. Il faut installer un système d’aération.
Parmi les quarante étudiants qui travaillent au projet se trouve une jeune femme. Elle ne creuse pas la terre, mais va jouer, dans la réussite du projet, un rôle essentiel. En permanence, des policiers de l’Est munis de longues-vues surveillent les immeubles de l’Ouest qui jouxtent le Mur. Les allées et venues des passeurs – forcément nombreuses – peuvent attirer l’attention. Chacun va donc gagner l’appartement loué – ou en sortir – au bras de la même jeune personne court vêtue, fort maquillée et cigarette aux lèvres. Les gens de l’Est n’éprouveront aucun doute : cette jolie femme exerce le plus vieux métier du monde et la fréquence de ses « passes » témoigne d’une remarquable expérience professionnelle.
On travaille tout l’été. Pour les quinze derniers mètres, il ne faudra pas moins de quatorze jours. Tout à coup les pioches sonnent creux. Sont-ils parvenus jusqu’à la cave repérée sur les plans ? Non. Une odeur repoussante leur démontre qu’ils se sont égarés. Ils viennent de déboucher dans une fosse d’aisance ! Heureusement elle est vide. Ils reprennent leur progression souterraine jusqu’à l’endroit fixé. Ils touchent au but. Enfin !
Le lendemain 3 octobre, à 18 heures, la grande évasion commence. On a expédié aux candidats au passage clandestin des télégrammes convenus, du type : « Noces d’argent belle-mère aujourd’hui ou demain. » L’un après l’autre, les volontaires se présentent. On les guide jusqu’à l’entrée du tunnel. Le samedi jusqu’à minuit, vingt-huit personnes s’enfoncent sous la terre. Le dimanche soir, vingt-neuf autres – hommes, femmes, enfants. Le lundi soir à minuit on attend encore une famille. Ce sont des agents du SSD qui se présentent. Ils se ruent vers le souterrain. Un étudiant armé lève son pistolet, tire un coup de semonce. Les policiers de l’Est répliquent. L’étudiant touche un sous-officier des gardes-frontière, Egon Schultz, âgé de vingt-trois ans. Il ne survivra pas.
Egon Schultz est lui aussi une victime du Mur.
L’ingéniosité des candidats au passage ne connaît pas de limite. Un voyageur étranger, muni d’un passeport en règle, transporte une femme – petite il est vrai – dans sa valise. Le propriétaire d’une Isetta, l’une des plus petites voitures que l’on ait construites, tire partie de cette exiguïté. L’Isetta ne comporte que deux places à l’avant ; un moteur et un réservoir occupent tout l’arrière. Le propriétaire ôte le moteur pour le remplacer par un autre, emprunté à une mobylette. Au réservoir, il en substitue un autre ne pouvant recevoir que deux à trois litres – juste ce qu’il faut pour passer la frontière. Dans l’espace ainsi récupéré, on peut cacher une personne.
Bien sûr, chaque fois que l’on franchit le Mur en voiture, les gardes-frontière ouvrent les coffres, palpent même les coussins. Pourquoi iraient-ils inspecter l’arrière de l’Isetta, puisqu’ils savent que le moteur occupe toute la place ? Ainsi plusieurs personnes de l’Est ont-elles pu passer à l’Ouest. On a longtemps montré l’Isetta au musée du Mur, ouvert à Checkpoint Charlie , non loin de la nacelle de la montgolfière artisanale qui emporta à l’Ouest toute une famille.
J’ai erré longuement le long du Mur de Berlin. Je me suis arrêté auprès des croix, toujours fleuries, qui marquaient les lieux où avaient été abattus des hommes et des femmes dont le seul crime était d’avoir voulu mettre en pratique ce droit essentiel que les constituants français de 1789 avaient cru ériger en règle imprescriptible : celui pour chacun de vivre librement là où il le souhaitait. J’ai vu des sportifs pratiquer leur jogging le long du Mur. J’ai vu, assis dans l’herbe, à ses pieds, sous les jumelles inquiètes des Vopos tapis dans leurs miradors, des amoureux s’embrasser. J’ai vu le béton se couvrir d’inscriptions en toutes langues. Certaines célébraient la liberté, mais d’autres n’étaient rien de plus – et rien de moins – que des protestations d’amour laissées là par des garçons et des filles qui
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