C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
chef de cabinet de Lacoste, le lieutenant-colonel Branet, partage la même impatience. Mais il la cache mieux.
Cette fébrilité s’adresse à un homme qui, assis à son bureau, les regarde avec étonnement. Pierre Chaussade est secrétaire général du gouvernement général de l’Algérie. Il vient à peine d’arriver à son bureau, s’étant une fois de plus réjoui en chemin de l’incomparable bleu du ciel d’Alger. Il a quarante-trois ans. Il était préfet de la Marne quand, deux mois plus tôt, on l’a envoyé en mission extraordinaire à Alger. Il est mince, distingué, courtois. Ceux qui le connaissent savent qu’il sait toujours très exactement où il va.
Ducournau insiste :
— Ben Bella au-dessus de nos têtes ! Il faut le piquer avec tous les gaziers qui l’accompagnent !
— Vous dites Ben Bella ? Pas possible ! Comment cela ?
Volubile, Ducournau explique que Mohammed V, le sultan de ce Maroc qui vient tout juste d’accéder à l’indépendance, va survoler le territoire algérien pour se rendre en cette Tunisie, elle aussi nouvellement indépendante, où l’attend le président Bourguiba. Le but de la rencontre ? Parler de l’Algérie. Or deux des chefs de la « rébellion » algérienne, Ben Bella et Khider, après avoir plaidé leur cause auprès du souverain marocain, doivent aussi rejoindre Tunis. Le sultan leur a proposé de les prendre à bord de son propre appareil !
La surexcitation de Ducourriau monte de seconde en seconde :
— Le sultan décollera à 10 h 45 TU, du terrain de Salé, avec Ben Bella, Khider et consorts ! L’appareil survolera le territoire algérien !
Secouant une tête dominée par des cheveux en brosse, Branet intervient :
— Impossible de regarder, le nez en l’air, passer ces messieurs.
Pour Chaussade, l’intervention est inutile. Dès le premier instant, il a compris ce que veulent Ducournau et Branet. Intercepter l’avion ? S’emparer de Ben Bella et des autres ? Bien sûr, c’est tentant, mais l’appareil transportera un souverain étranger. Il jouit de l’immunité. Quand Chaussade exprime cette réserve évidente. Ducournau explose :
— Comment expliquer ces subtilités aux gars qui se font descendre et qui seront survolés par les salopards ? Ils gueuleront à la trahison !
Perplexité de Chaussade. Sa conclusion :
— Il faut aviser, voir tout cela de très près (39) .
En octobre 1956, la guerre d’Algérie dure depuis bientôt deux ans. Le 1 er novembre 1954, jour de la Toussaint, quand l’insurrection a éclaté, on a cru d’abord à une flambée sans lendemain, comme on en avait tant connu depuis la conquête de 1830. L’insurrection est devenue une guerre.
Certes, un tel mouvement s’inscrit au sein de l’élan d’indépendance qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, disloque tous les empires coloniaux du monde. Pourtant, le cas de l’Algérie semblait différent. Impossible de comparer, par exemple, avec les Indes, où quelques, dizaines de milliers d’Anglais gouvernaient 300 millions d’habitants. Au milieu de 9 millions de musulmans, près de 1 million de Français de souche, souvent présents depuis plusieurs générations, vivent en Algérie. Les cimetières sont peuplés de leurs ancêtres. Ils se sentent tout autant Algériens que Français et n’imaginent pas de vivre ailleurs. Dans les villages, les enfants chrétiens et musulmans jouent ensemble. À Marnia, le village où a grandi Ahmed Ben Bella, il n’a guère senti la différence entre Français et Algériens : « Il y avait beaucoup d’israélites, et les trois communautés vivaient en paix. Par exemple, à Marnia, Juifs, Français et Algériens ne formaient qu’une seule équipe de football. Et le coude à coude à l’intérieur d’une même équipe favorisait notre amitié. » À l’école de Marnia, dira encore Ben Bella, « il n’y avait aucune discrimination (40) ».
Aucune discrimination ? Quand, reçu au certificat d’études, ses maîtres ont décidé qu’il irait à Tlemcen poursuivre ses études, le petit Ben Bella a déchanté : « Car, à Tlemcen, les rapports entre les communautés n’avaient pas cette bonhomie superficielle qu’ils avaient au village et qui cachait la réalité des faits. À Tlemcen, la cassure entre le monde des Européens et le monde des Algériens était évidente. La discrimination sautait aux yeux, même à l’école. À Tlemcen, pour la première fois,
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