C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
même, Christian Pineau et Maurice Bourgès-Maunouiy ont rencontré le Premier ministre à Londres. Ils ont été effrayés par son état physique et moral. Depuis longtemps, il ne dort plus. Mal opéré de la vésicule biliaire, il souffre de cruelles crampes d’estomac. Le journaliste Jean Lanzi le dépeint comme un mort en sursis : « Le teint livide, les mains crispées, sans cesse agitées, les yeux rougis par la fatigue accumulée, il contemple le vide en recevant ses alliés, tandis que son second résume les difficultés croissantes du gouvernement anglais, » À vrai dire, ce second, Selwyn Lloyd, a étourdi les Français par l’annonce de catastrophes simultanées : sept ministres menacent de démissionner ; les remontrances des dirigeants du Commonwealth parviennent en rafales : l’Inde et Ceylan menacent de quitter la communauté britannique ; la livre sterling est en danger et il a fallu appeler au secours les banques américaines.
Si Eden se trouvait, dès l’après-midi, dans l’état qui nous est dépeint, que peut-il en être après le message de Boulganine le prévenant qu’il est prêt à l’écraser sous ses fusées ! Guy Mollet tente de rassurer le Premier britannique. Peut-on penser que les Soviétiques iront jusqu’à un conflit mondial pour défendre l’Égypte et conforter leurs positions au Proche-Orient ? Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Tout juste arrivé de Londres, Christian Pineau fait irruption dans le bureau de Guy Mollet alors même que celui-ci s’entretient toujours avec Anthony Eden. Sur une autre ligne, on lui passe l’ambassadeur d’Israël. Celui-ci informe le gouvernement français que le gouvernement israélien a, lui aussi, reçu une note signée Boulganine : l’URSS mettra fin à l’État d’Israël si l’offensive contre l’Égypte n’est pas interrompue sur-le-champ.
À 1 heure du matin, Guy Mollet réunit les ministres à l’hôtel Matignon. Presque tous jugent qu’il ne faut pas s’alarmer outre mesure. On répète : « Les Russes bluffent. » La révolution hongroise a rogné les griffes de l’ours russe. Enfin, malgré leurs réticences, leur amertume et leur opposition déclarée, les États-Unis ne laisseront pas leurs alliés exposés à une telle menace sans réagir : « Le bouclier atomique nous protège. »
Au plein de ce climat, on annonce la visite imprévue de l’ambassadeur des États-Unis, Douglas Dillon. Celui-ci est grave, solennel :
— Monsieur le président, déclare-t-il, je me dois de vous dire, au nom de mon gouvernement, que si vous n’arrêtez pas immédiatement l’expédition et ne recourez pas sans délai à l’ONU, les États-Unis se verront dans l’obligation de vous refuser tout soutien.
Fin de l’optimisme français. Le retrait de la protection américaine ne peut qu’encourager les Soviétiques à « punir » sévèrement la Grande-Bretagne et la France. Mollet est persuadé que l’affaire des fusées n’est nullement une menace en l’air. Trois dépêches de l’AFP viennent de parvenir à Paris qui témoignent que Radio Moscou a explicitement parlé de fusées. Quand bien même les Soviétiques ne se résoudraient pas à une telle extrémité, la réprobation américaine signifierait pour la France l’impossibilité prochaine de s’approvisionner en pétrole. Déjà, on peut prévoir que la route du pétrole arabe sera coupée dans les prochaines heures. Si l’on doit se passer aussi du pétrole américain, on sera réduit à l’impuissance.
La séance du Conseil des ministres reprend. Accablés, angoissés, on se sépare à 3 heures du matin. À peine réveillé, Guy Mollet recevra une communication de l’ambassade française aux États-Unis qui confirme officiellement la position américaine. À cette communication est jointe une note d’Eisenhower si cassante, si agressive que René Coty, président de la République – le plus tolérant, le plus indulgent des hommes – la jugera « inadmissible ». Et, de nouveau, voici Eden au téléphone. Il a reçu un appel téléphonique d’Eisenhower, lequel a exigé que le cessez-le-feu soit ordonné immédiatement. Ike a appuyé sur le mot « immédiatement ». Il a ajouté :
— Je ne peux plus attendre !
À peine Guy Mollet a-t-il raccroché qu’on appelle de Moscou. C’est l’homme d’État belge Paul-Henri Spaak, un socialiste. Il sort du Kremlin. Il est affolé :
— Non, les Russes ne bluffent
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