C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
puisse dénombrer là 300 000 personnes. On interrogera certains des participants à cette manifestation totalement informelle. Pourquoi étaient-ils là ? « Nous avons simplement senti qu’il était impossible de rentrer sans avoir fait quelque chose de définitif. »
Cette masse colorée, disparate, frémissante, scande toujours le nom de Imre Nagy :
— Nagy au pouvoir ! Nagy au pouvoir !
Dans leur naïveté, ces gens imaginent qu’un homme de la stature de Imre Nagy vit en permanence au Parlement. Or il ne détient aucune fonction officielle. Depuis son éviction du gouvernement, il n’y vient jamais. L’important, c’est que, dans la journée, il s’est résolu à quitter le lac Balaton. Il s’est installé dans une villa des environs de Budapest, s’est borné à informer quelques amis sûrs. Comme tous les Hongrois, il vit aux aguets. Quel sens donner à ce qui se déroule en ce moment ?
La foule ne se décide pas à quitter la place du Parlement. Les amis dans le secret se transportent chez Nagy, l’adjurent de donner satisfaction à ces gens, sinon ils sont bien capables de rester là toute la nuit. D’autres s’inquiètent. Une foule, cela peut se laisser aller à des réactions spontanées, instinctives. Dangereuses.
Le Vieux écoute. Enfin, il hoche la tête. Il viendra.
Au Parlement, il est accueilli par Ferenc Erdei, un écrivain politicien. On le pousse dans le bureau de l’un des vice-présidents du Conseil, Joszef Mekis – un fidèle de Rakosi – qui le reçoit fort mal :
— Tu n’aurais pas dû venir jusqu’ici.
Un ami de Nagy qui l’a accompagné, Vasarhelyi, saisit Mekis par les épaules :
— Es-tu devenu fou ? Il faut agir, et vite. Il faut sans tarder nommer Imre Nagy Premier ministre. Tu ne comprends donc pas ce qui se prépare ? C’est la révolution !
Mekis blêmit. Un témoin rapporte : « Nous gardions le silence. Le bruit de la foule montait jusqu’à nous avec une intensité effrayante. Puis le bureau fut envahi, en une minute, par les délégations d’étudiants, de journalistes, d’écrivains, de reporters de la radio. On pouvait remarquer plusieurs personnages politiques d’obédience stalinienne, le visage torturé par la colère et la crainte. Alors, Imre Nagy, jetant un regard de mépris sur Mekis, sans nous dire un mot, se tourna vers la porte-fenêtre et, après en avoir écarté les rideaux, il se montra à l’un des balcons du premier étage du Parlement pour parler à la foule (74) . »
La nuit est tombée. C’est dans l’ombre que se profile la silhouette de Nagy. Alors se produit l’incroyable : nul ne le reconnaît ! Il faut que l’on apporte une lampe, qu’on la brandisse auprès de son visage pour que la foule, tout à coup, découvre son idole. Et l’acclame. Plusieurs témoins ont fait état d’une impression identique : ils ont cru que cette acclamation ne s’achèverait jamais.
Nagy lève la main, fait signe qu’il veut parler. Le silence s’établit. Aucun microphone. Un siècle plus tôt, Kossuth s’adressait à des foules semblables. On l’entendait. Alors pourquoi pas lui, Nagy ?
Il commence, enflant sa voix déjà naturellement forte :
— Camarades… !
Pourquoi commencerait-il autrement ? Ce vieux communiste, au début d’un discours, a toujours dit : camarades. Or, ce mot-là, la foule n’en veut plus. Les staliniens l’avaient sans cesse à la bouche. Plus de camarades ! Une bordée de sifflets et de protestations interrompt le Vieux :
— Nous ne sommes pas des camarades !
Lui en a le souffle coupé. On lui a affirmé que la foule le réclamait, et maintenant elle le siffle ! Il demande le silence, l’obtient et interroge :
— Pourquoi me huez-vous ?
Des premiers rangs, on lui répond :
— Ce n’est pas vous mais vos propos que nous avons hués !
Quel observateur n’en déduirait-il pas que l’ordre des choses a déjà changé ? Pour que cette foule explose, il suffirait à Nagy de jeter de l’huile sur ce feu qui prend si bien. Au contraire, il s’emploie à l’apaiser, à la calmer :
— Je salue avec affection ceux qui sont ici présents. Toute mon estime va à la jeunesse démocratique hongroise qui, par son élan, veut contribuer à écarter les obstacles qui se dressent devant la démocratie socialiste. C’est par la négociation au sein du Parti et la discussion des problèmes que passe le chemin qui mène au règles ment des
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