C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
conflits. Nous voulons sauvegarder l’ordre constitutionnel et la discipline. Le gouvernement ne saurait tarder à prendre une décision.
Tous ceux qui ont parlé en public connaissent l’existence de ce courant indéfinissable qui, entre l’orateur et ses auditeurs, passe – ou ne passe pas. À ce moment précis, Imre Nagy sait que ce public n’adhère plus à son discours et même ne l’écoute plus. Pourtant, il fait son travail. Il va jusqu’au bout. Pour finir, il engage ceux qui l’entendent à rentrer chez eux. Rien de moins, mais rien de plus.
Comment ces gens qui attendaient tant de Nagy pourraient-ils comprendre que ce n’est pas du jour au lendemain que l’on fait d’un communiste un libéral ? Quand Nagy parle d’une nécessaire négociation au sein du Parti, il est sincère. Un vieux communiste ne peut s’exprimer autrement et, même, ne peut penser autrement.
Simple logique : Nagy est très peu applaudi. Ce qui le déconcerte. Il se tait, hésite, retire ses lorgnons. Soudain, ce qui monte de la foule, ce n’est plus La Marseillaise mais l’hymne hongrois. L’hymne national interdit ! Ces 300 000 hommes et femmes l’ont entonné d’une seule voix et Nagy, bouleversé, chante avec eux :
Dieu, bénissez notre peuple hongrois…
C’est fini. La foule se cherche encore. Les uns et les autres commencent à quitter la place. La plupart rentreront chez eux. D’autres, insatisfaits, ne bougent pas.
Or, sur la place, surgissent des hommes littéralement hors d’eux-mêmes. Ils crient que, devant la Maison de la Radio, les AVO tirent sur la foule. Du temps de Rakosi, AVO étaient les initiales officielles de la police secrète. On les a changées mais, pour beaucoup de Hongrois, c’est du pareil au même. Par dérision, en parlant des AVH, ils disent toujours AVO.
Tire-t-on vraiment devant la Maison de la Radio ?
Au cours de la journée, on a annoncé à plusieurs reprises, pour 20 heures, une allocution radiodiffusée du camarade Ernö Gerö. À mesure que l’heure approche, on a vu grossir, autour du siège de la Radio, des groupes venus aux nouvelles. Ils ont rencontré des étudiants qui voulaient faire diffuser les revendications votées la veille à l’université. On les a finalement accueillis et une difficile négociation s’est engagée. À 20 heures, elle n’a pas encore abouti.
À l’heure dite, la radio diffuse le discours auquel Gerö a travaillé tout l’après-midi. C’est une diatribe contre ceux qui rêveraient de remplacer la démocratie socialiste par une démocratie bourgeoise :
— L’objectif principal des ennemis de notre peuple est aujourd’hui de saper le pouvoir de la classe ouvrière, d’ébranler la foi des gens dans leur parti…, d’essayer de dénouer les liens étroits et amicaux entre notre pays et les autres pays qui construisent le socialisme, particulièrement entre notre pays et l’Union socialiste soviétique !
Cela dure un quart d’heure. De sa voix désagréable, grinçante, aiguë, Gerö dénonce les calomnies proférées contre l’Union soviétique :
— Tout cela n’est que mensonge effronté, calomnie hostile sans un grain de vérité !
Gerö s’énerve, proteste que les communistes hongrois mènent « une lutte constante contre le chauvinisme, l’antisémitisme et toutes les autres tendances et opinions réactionnaires, antisociales et inhumaines ». En guise de conclusion, il proclame :
— Nous sommes des patriotes, mais nous sommes en même temps des internationalistes prolétariens !
La nuit est tombée. Il fait encore très doux dans Budapest. Par les fenêtres ouvertes, l’éloquence furieuse de Gerö tombe sur les manifestants massés autour de la Maison de la Radio. La plupart n’entendent que des bribes, mais se fâchent. Un cri, bientôt :
— Il nous a traités de racaille… À bas Gerö !…
Le mot racaille ne se trouve pas dans le discours. Les manifestants n’en ont retenu que le ton. On crie maintenant :
— Ouvrez la porte ! Nous voulons une radio vérité ! Hissez le drapeau hongrois ! Donnez-nous un micro (75) !
La directrice de la radio paraît sur le balcon, tente de haranguer les manifestants : « Camarades ! » Le même réflexe que pour Nagy : on la fait taire. Vers 20 h 30, on voit paraître des renforts de l’AVH, armés de fusils, baïonnette au canon. La fièvre monte. À l’annonce inexacte qu’un membre de la délégation des étudiants
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