C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
répond le premier secrétaire.
À 2 heures de l’après-midi, près des vestiges du pont Erzsébet, un premier cortège s’ébranle : celui des étudiants. Ils sont deux mille. Ils ont fait fi de l’interdiction. Ils ne savent rien de la décision de Gerö. Le sauraient-ils qu’ils marcheraient quand même.
La radio diffuse toujours de la musique. À 14 h 23, le programme est interrompu par la lecture d’un nouveau communiqué : Laszlo Piros, ministre de l’Intérieur, lève l’interdiction relative aux rassemblements et aux manifestations sur la voie publique . Pourquoi cette volte-face ? En vérité, depuis l’annonce de l’interdiction, les messages n’ont cessé d’affluer sur le bureau de Gerö : les cadres moyens du Parti se déclarent hostiles à tout interdit, à toute répression. Au sein de cette déstabilisation qui déferle partout, Gerö se voit dans la plus fausse des situations. S’il ordonne de tirer, ne se fera-t-il pas rappeler à l’ordre par le grand frère soviétique ? Sait-il seulement ce que l’on pensera demain à Moscou ? Pas de doute, à l’heure qu’il est, la vie n’est pas drôle pour les chefs staliniens restée au pouvoir.
Donc, on ne tirera pas.
Le cortège s’avance dans les rues de la capitale. De minute en minute, il grossit. Des inconnus qui surgissent de partout rejoignent les étudiants en scandant :
— Égalité ! Liberté !
Et aussi :
— Vive la Pologne !
Et encore :
— La Pologne montre le chemin !
Maintenant, cent mille personnes convergent vers la place Bem. Le plus étonnant est que, au milieu de cette foule se mêlent des soldats. Découvrir à l’unisson de leurs revendications les porteurs d’uniformes souvent redoutés électrise les manifestants. On crie :
— L’armée avec nous ! Vivent les soldats ! À bas l’AVH !
L’AVH, l’odieuse police politique, responsable de tant de crimes. Un nouveau leitmotiv :
— Élections libres ! Élections libres !
Parvenue au pied de la statue du général Bem, la foule, pour la première fois, s’en prend aux Russes :
— De l’hôte le plus aimé, ras le bol après douze années !
Ce n’est pas méchant. Les Hongrois ont toujours eu de l’humour. Et puis, tout à coup, de cette foule jaillit le chant éternel : La Marseillaise . Tout le monde ici connaît l’hymne français qui, à la suite des soldats de l’an II, a mis la liberté à l’ordre du jour de l’Europe. Les observateurs le rapporteront : sur les visages des hommes et des femmes qui chantent, c’est le bonheur qui rayonne. Une collaboratrice – communiste – de Radio Budapest, la Britannique Dora Scarlett, notera : « Tout ce monde semblait heureux et ému ; tous étaient souriants, clamant leur accord par le cri hongrois eljen (vive) sans qu’on puisse entendre le moindre mot de discorde, voire un seul incident. Ni avant ni après cette journée, je n’ai vu Budapest si heureuse. » Le correspondant du Daily Express de Londres, Sefton Delmer, écrit de son côté : « J’ai pu voir la population de Budapest s’enflammer au feu allumé à Poznan et à Varsovie, et descendre dans les rues pour se rebeller ouvertement contre ses maîtres soviétiques. J’ai marché avec eux et j’ai pleuré de joie comme eux, lorsque les emblèmes russes des drapeaux ont été arrachés par une foule exaltée. Mais ce qui compte par-dessus tout, c’est le fait que cette révolte semble devoir être victorieuse. » Téléphonant le jour même son article, Delmer ne craindra pas d’affirmer : « J’ai été aujourd’hui, 23 octobre, témoin d’un des plus grands événements de l’Histoire. »
On dépose la couronne de fleurs devant la statue du général polonais. Peter Veres, président de l’Union des écrivains, prend la parole. On l’entend à peine, car on n’a pas prévu de sonorisation. Qu’importe ! On applaudit de confiance. De nouveau, on scande le nom de Imre Nagy.
Il y a trop de monde sur cette place. D’elle-même, la foule s’en éloigne, s’étire, se dirige vers une autre place, à dix minutes de là, la place Kossuth. Par tous les ponts, elle se porte vers cette esplanade asphaltée, longue de 500 mètres, large de 200 qui se développe face à l’édifice néo-gothique construit au siècle dernier par les Habsbourg. En fait, ce sont tous les quartiers de la capitale qui marchent vers le Parlement. Vers 6 heures du soir, il semble qu’on
Weitere Kostenlose Bücher