Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
autres. Ici, tout était différent.
À commencer par l’estuaire immense sur les bords duquel la cité s’était
progressivement édifiée. Le soir, quand le soleil déclinait, on avait
l’impression qu’il faisait naufrage et qu’il s’engloutissait dans la mer
Océane. Pourtant, chaque matin, il réapparaissait, dardant de ses rayons la
forêt de mâts alignés le long des quais. Lisbonne n’était pas un port comme
Gênes, mais plutôt une sorte de monstre qui avalait tout ce qui passait à
proximité de sa gueule géante et le rejetait à chaque reflux de la marée.
Les navires venaient de partout : d’Angleterre, de
Flandre, de Guyenne, de Provence, d’Aragon, de Castille, de Gênes ou de Venise.
Ils déversaient sur les quais draps, étoffes, fourrures, épices et métaux puis
remplissaient leurs cales de tonneaux de vin, de caisses de sucre et de barres
de sel de Setuba. Par Dieu, c’était bien un vrai port, grouillant de vie et
d’agitation. Portefaix et charpentiers, menuisiers et calfats s’y affairaient
dans un joyeux désordre cependant que les agents des douanes, la mine
renfrognée et soupçonneuse, examinaient les registres des capitaines,
insensibles à la forte odeur qui montait des abattoirs et des tanneries
voisins.
Il restait encore à Cristovao beaucoup à apprendre avant de
se familiariser avec cette cité dix fois plus vaste que Savone. C’est ce que
lui avait dit Ali après la mésaventure qui lui était arrivée dans la grande
Judaria, l’un des trois quartiers juifs de Lisbonne. Ignorant que ses portes
étaient fermées chaque soir, après que les cloches des églises eurent sonné les
Vêpres il s’était retrouvé pris au piège comme un lapin dans son terrier. Au
début, cela l’avait fait rire. Il avait songé à son père Domenico, le
« cerbère dell’Olivella ». C’était à croire que lui aussi avait
émigré à Lisbonne pour y reprendre ses anciennes fonctions et piéger son propre
fils. Cristovao avait eu beau tambouriner sur les lourds vantaux de bois,
personne n’avait daigné lui répondre. Comme toute sortie, sous aucun prétexte,
était interdite, du soir au matin, aux habitants de la Judaria, les gardiens,
dès qu’ils avaient fermé les portes, se précipitaient dans les tavernes, ne
revenant qu’aux premières lueurs de l’aube. Pris de pitié à la vue de ce
Chrétien, un passant lui avait indiqué qu’un des membres de leur communauté, Eleazar
Latam, avait obtenu du roi un privilège inouï. Dans sa maison attenante à la
muraille, une porte avait été construite et il pouvait l’emprunter, de nuit
comme de jour, pour se rendre au palais. Plein d’espoir, le Génois s’était
laissé guider jusque chez Eleazar.
Une robuste matrone l’avait reçu et lui avait fait
comprendre que son maître n’était pas à Lisbonne. Il avait dû se rendre à
Séville. Elle ne pouvait rien pour lui, si ce n’était lui permettre d’attendre
le retour d’un autre habitant de la maison, un voyageur étranger. Pour le
moment, il était parti prier à la Grande Synagogue située près de l’église San
Juliano. Quand il arriva enfin, Cristovao découvrit que ce voyageur était un
Florentin, Meshoullam de Volterra, un marchand qui s’amusa fort de sa
bévue :
— J’ai eu moi aussi beaucoup de mal à m’habituer à
cette règle absurde qui nous condamne, mes coreligionnaires et moi-même, à
passer nos nuits dans une sorte de prison. Seuls en sont dispensés quelques
privilégiés comme ce bon Eleazar. Je ne puis malheureusement te faire profiter
de sa porte. Quand il s’absente de Lisbonne, il doit en remettre la clef au
guet afin que nul ne puisse l’utiliser à sa place. Te voilà réduit à passer
cette nuit en notre compagnie. Tu n’auras pas à t’en plaindre. J’ai ordonné
qu’on te prépare une chambre. La servante est bonne cuisinière et j’ose espérer
que manger avec un Infidèle ne te fait pas peur.
Cristovao esquissa un sourire gêné. Il n’y avait pas de
Juifs à Savone et à Gênes, deux villes qui refusaient le droit de séjour aux
meurtriers du Christ. À Chio, il avait vaguement entr’aperçu deux prostituées
juives qu’on disait particulièrement expertes dans l’art des caresses. Il ne
leur avait jamais parlé ni eu recours à leurs services. Il se hâta de répondre
à son interlocuteur.
— Je suis au contraire ravi de rencontrer un
compatriote ou presque. J’ai toujours eu une grande admiration pour
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