Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
nom et qu’il t’inspire une peur salutaire. Ne me demande pas de te dire qui
ils sont et ce qu’ils font, c’est beaucoup trop risqué. Sache cependant qu’ils
sont partout et qu’ils savent tout, jusqu’au moindre détail. Cet idiot a failli
me coûter très cher. Parce que je suis Génois de nation, ils m’ont soupçonné
d’avoir inspiré son abominable forfait. J’ai pu prouver mon innocence et la
tienne également. Car c’est à ce pauvre Martim que j’avais confié le soin
d’écrire les légendes sur la carte copiée par tes soins et dont tu ignorais ce
qu’elle représentait. Il a eu le courage de le reconnaître. Je plains de tout
cœur son pauvre père. La faute de son fils rejaillit sur lui et nul n’aura plus
jamais recours à ses services alors qu’il est le meilleur charpentier de la
ville.
— Pourtant, me dites-vous, ils vous ont pardonné…
— C’est qu’ils ont besoin de moi, même s’ils ne se font
pas faute de me rappeler que je suis un étranger. J’ai beau vivre dans ce pays
depuis des années et avoir épousé une bonne Chrétienne de Porto, je reste à
leurs yeux un Génois de nation, donc suspect.
*
C’est ainsi que Bartolomeo apprit l’existence des
« frères de Sagres ». Il put constater qu’effectivement ce nom
suscitait la terreur chez ceux qui l’entendaient. Cédant finalement à ses
sollicitations, mestre Estevao lui avait expliqué, lors d’une longue promenade
sur les bords du Tage, que ces mystérieux personnages étaient les fils et les
petits-fils des serviteurs de l’infant Enrique le Navigateur, mort il y avait
de cela une dizaine d’années. Plutôt que de vivre à la cour, où il ne se
sentait pas à l’aise, ce prince était devenu le grand maître de l’ordre du
Christ. Après avoir participé à la conquête de Ceuta sur les Maures, il s’était
installé à Lagos puis à Sagres où il avait fait construire un château dominant
la mer Océane. Il avait rassemblé autour de lui mathématiciens, astrologues,
cartographes et jeunes nobles désœuvrés afin de l’aider dans son entreprise,
trouver la route conduisant au royaume du Prêtre Jean.
Il était persuadé qu’il était possible d’y parvenir en
longeant les côtes de l’Afrique vers lesquelles il envoyait, chaque année, des
navires construits à ses frais dans les chantiers de Lagos. Pendant longtemps,
aucun n’avait pu s’aventurer au-delà du Cap Bojador, un endroit terrifiant noyé
dans les brumes, battu par d’immenses vagues qui engloutissaient les bateaux
assez fous pour tenter de forcer le passage.
Pour beaucoup, c’était la preuve qu’au bout du monde,
au-delà de ce cap, la mer Océane se précipitait dans un gigantesque gouffre.
Les flots tumultueux du Cap Bojador étaient les remugles du bouillonnement des
eaux portées à ébullition par le soleil. La chaleur était telle qu’elle faisait
fondre les clous utilisés pour assembler les planches des coques. On murmurait
que les navires se disloquaient comme par magie et que leurs équipages étaient
engloutis par la mer, à quelques encablures de la terre ferme.
Un capitaine plus audacieux que les autres, Gil Eanes, avait
toutefois réussi à contourner le Cap Bojador en partant de Madère, l’« île
du bois », récemment découverte, et en contournant les Canaries, elles
aussi récemment découvertes, avant de se rabattre vers l’est. Il avait accompli
cet exploit à bord d’une barca équipée d’un seul mât et dont le pont
était couvert d’une bâche de toile protégeant les hommes du soleil. Il avait
suscité l’étonnement général en rapportant à Lagos des roses de Jéricho, des
fleurs de sable finement sculptées par les vents, analogues à celles qu’on
trouvait en Terre sainte. Lors de deux autres voyages, il avait réussi à
établir un contact avec les habitants de ces régions désolées, des Maures
misérables vivant dans des huttes installées à côté d’un puits d’eau saumâtre.
Stupides et imbéciles comme le sont tous les païens, ils s’étaient laissés
approcher et lui avaient offert, contre deux mauvaises couvertures et quelques
biscuits, un peu de poudre d’or. Elle venait, lui dirent-ils, d’un royaume
lointain situé à l’intérieur des terres.
Quelques années plus tard, un autre capitaine, Nuno Tristao,
était parvenu jusqu’à l’embouchure d’un vaste fleuve qu’il avait baptisé
Sénégal. Le nom, apprit-il ultérieurement, signifiait
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