Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
grinça l’archevêque. Car, sur
plusieurs points, vous paraissez contredire les Pères. Je ne sache pas
qu’Isidore de Séville, Augustin ou Jérôme aient jamais parlé de Cypango.
— Ils n’ont pas non plus parlé de Madère et des Açores,
qui n’avaient point encore été découvertes. Faut-il leur en faire reproche ?
Cela diminue-t-il leur autorité ? Pas un seul instant. Les points sur
lesquels nous devons les suivre, en leur faisant une aveugle confiance, ont
trait aux articles de la foi, pas à la géographie. Leur pensée est si profonde
et si complexe que nous devons parfois nous en rapporter à des commentateurs
avisés, au nombre desquels, si j’en crois la rumeur, vous figurez en bonne
place. Si ces explications sont nécessaires, c’est qu’ils n’ont pas tout dit et
qu’il faut constamment mettre à jour leur enseignement.
Antonio de Marchena et Diego Deza pouffèrent de rire. Il ne
leur déplaisait pas de voir leur collègue être remis en place. L’archevêque de
Tolède essuya le coup :
— Je vous sais gré de rappeler les quelques lumières
que je possède en la matière. Les écrits des Pères de l’Église doivent être
sagement et précautionneusement étudiés, et il y faut de longues années. Sans
doute est-ce votre cas ?
— Je mentirais en le disant.
— Et vous avez raison de ne pas le faire. D’autres, à
votre place, se seraient vantés d’être allés à l’université…
— J’ai eu jadis cette vanité et y ai vite renoncé en
découvrant l’étendue de mon ignorance. J’ai tenté d’y remédier par mes lectures
et mes voyages.
L’archevêque poussa son avantage :
— C’est bien la raison pour laquelle nous sommes réunis
ici, afin de confronter ce que vous affirmez avec ce que nous savons de manière
certaine. Convenez que vous vous fondez sur des hypothèses et non sur des faits
avérés.
— Tenez-vous le Livre d’Esdras pour une
hypothèse ? C’est lui qui nous apprend que la plus grande partie du globe
est faite de terres et non d’eau, au même titre qu’il annonce très clairement
la venue de Notre-Seigneur. Lorsque Esdras l’a fait, le Créateur n’avait point
encore envoyé Son Fils sur terre pour racheter nos péchés. L’erreur des Juifs a
été de ne pas le percevoir et de tenir sa prophétie pour une hypothèse nulle et
non avenue. C’est en cela qu’ils ont gravement péché, se privant ainsi de la
possibilité de recevoir le Salut, et d’accueillir le Messie annoncé par les
Écritures.
— Vous êtes en quelque sorte un nouvel Esdras et
prétendez parler au nom de Dieu ! Cela sent l’hérésie à plein nez.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai simplement fait
remarquer que la partie habitable du globe est plus vaste qu’on ne le pense
d’ordinaire et que nous n’en connaissons point encore toute l’exacte étendue.
Il a fallu attendre le temps présent pour que la Castille envoie ses navires
jusqu’aux îles Canaries, dont nous ignorions tout jusque-là.
Diego Deza intervint :
— À ceci près que ces terres sont situées au-dessus de
la zone torride, et qu’elles sont habitables. Il existe peut-être des terres
au-delà de la zone équinoxiale mais, dans ce cas, elles sont inhabitables,
comme nous l’enseigne le bienheureux Augustin. Si elles l’étaient, cela serait
supposer l’existence d’« antipodes ». Or nous savons que ces êtres
n’existent pas. Ne prétendez pas le contraire, ce serait aller contre nos
enseignements. Songez à ce que dit Lactance :
Qui serait insensé pour croire qu’il puisse exister des
hommes dont les pieds seraient au-dessus de la tête, ou des lieux où les choses
puissent être suspendues de bas en haut, les arbres pousser à l’envers, ou la
pluie tomber en remontant ? Où serait la merveille des jardins de Babylone
s’il nous fallait admettre l’existence d’un monde suspendu aux antipodes ?
— Ai-je dit que les terres que j’entends
atteindre se situent aux antipodes ?
— Certes non.
— Je vous laisse en tirer la conclusion.
— C’est aller un peu vite en matière. Vous négligez ce
que dit Orose dans sa Guerre contre les païens : Une bien plus
grande quantité de terre demeure inculte et inexplorée en Afrique à cause de la
chaleur du soleil, qu’en Europe à cause de l’intensité du froid, car il ne fait
aucun doute que presque tous les animaux et presque toutes les plantes
s’adaptent plus volontiers et plus
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