Chronique d'un chateau hante
les documents à sa mère mais l’évêque les lui
arracha des mains.
À la
lecture de l’acte d’achat il pâlit ; à celle de la missive de leur père,
il plissa les lèvres. Il y avait donc un secret à Gaussan ! Sensitive lui
reprit vivement les papiers, mais il avait eu le temps de les lire.
— Eh
bien, madame, dit-il, nous reverrons cela quand Napoléon sera empereur !
Il tourna les talons, empoigna sa robe. Les valets depuis le bas de
l’escalier se précipitèrent pour faire leur office de garçons d’apparat.
Palamède posa fermement le pied sur le surplus d’étoffe propice qu’offrait la
traîne de l’oncle. L’oncle bascula dans l’escalier, s’emberlificota dans les
plis de sa vêture. Les valets le cueillirent comme un paquet pour lui éviter de
se partager la tête contre les marches. Sensitive mit sa main devant la bouche
pour bâillonner son cri, mais en voyant son fils hurler de rire et se
contorsionner sur le sol elle ne put à son tour retenir les larmes comiques qui
jaillissaient de ses beaux yeux. Fraternellement la mère et le fils se mirent à
la fenêtre pour assister au départ de l’oncle et ils n’abandonnèrent le
spectacle que lorsque l’évêque plein d’imprécations et montrant le poing au
château fut enfermé dans le carrosse par ses valets.
« La
Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie. »
Cette
proclamation fit à la France l’effet d’une autorisation de bouger qu’on lui
avait retirée par la Terreur. Les bals, les mariages, les ripailles, les
extravagances de costumes, tout recommença à s’enclencher, à se mouvementer.
Comme une énorme horloge à tuer le temps, les passions revenaient tenir le
monde hors des réalités.
L’enfant
avait appris par la voix de son oncle évêque ce que c’était que la bâtardise.
Il y avait dans le vestibule une antique chaise à porteurs, toute verte de
vieillesse et dont le crin bouilli gondolait, mais sur les flancs de ses
portières, les fières armes des Pons de Gaussan se lisaient encore
distinctement. À l’aide d’un pinceau et d’un pot de peinture Palamède entreprit
patiemment de biffer ces armes avec le sceau de la bâtardise. Cette bâtardise
ne lui faisait pas peur et il lui plaisait assez que sa mère, qu’il aimait
amoureusement, ait été seule à le faire. Être un bâtard lui ôta sa hargne, pas
son orgueil.
Dans son
âme en formation, le désir de la mort héroïque faisait son chemin avec la soif
de batailles, et Sensitive se désolait de voir naître chez son fils l’élan
patriotique qui soulevait le pays à l’annonce des victoires que Bonaparte
apportait au peuple comme un bouquet vénéneux. Et il n’était pas à Mane un seul
enfant qui ne rêvât de devenir Marceau, Masséna ou Bernadotte.
Mais
alors, on vit revenir les sergents recruteurs que la République avait enfantés.
Maintenant, ils étaient d’Empire et ne battaient plus l’estrade avec la patrie
en danger. Leurs moissons d’hommes se faisaient en catimini dans les cafés et
les tavernes enfumées où les garçons allaient rêver aux servantes.
À la même
époque, dans les rues de Mane et de Forcalquier, des femmes nouvelles
apparurent. D’abord invisibles parce que rares, leur espèce proliféra très
vite, devint omniprésente. On les évitait. On évitait de leur dédier un sourire
de bienvenue. On ne voulait pas opposer leur malheur à notre satisfaction de
vivre. C’étaient les mères vêtues de noir pour toujours qui déploraient leurs
fils morts à la guerre, de ces morts au champ d’honneur que coûtaient les
victoires.
Pour la
première fois de sa vie, Sensitive commença de craindre. Elle n’avait jamais eu
peur de rien pour elle, mais le goût même de l’amour qu’elle avait si vif, et
qu’elle entretenait si ardemment avec Antoine, fut traversé par l’angoisse de
perdre son fils. Soudain, Antoine n’avait plus entre ses bras qu’une mère aux
aguets de la mort. La passion refroidissait sans crier gare et ils étaient
rejetés loin l’un de l’autre sur leurs oreillers, découragés.
— À
quoi tu penses ?
— À
la guerre.
Ces deux courtes répliques étaient devenues le leitmotiv des couples
dans les campagnes et les villages.
Palamède
avait seize ans, il s’était fait faire en cachette, par le tailleur Redortiers,
un uniforme en tout point semblable à celui qu’il avait vu sur son oncle. Il
l’avait rapporté de nuit à
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