Chronique d'un chateau hante
devant la grande cheminée froide qui
occupait tout le mur orbe face aux fenêtres. De graves portraits d’ancêtres,
noyés dans le goudron des couleurs mortes, s’enfonçaient dans le passé avec
leurs seuls yeux visibles. Il s’endormit. Il se réveilla dans l’état où il
était tout à l’heure en descendant de cheval. Les petites mains de Christine
étaient en devoir de le déboutonner entièrement comme on ouvre un cadeau dans
sa cassette. Elle s’exclama devant sa nudité. Elle était elle-même entièrement
nue. Tout débordait en elle de désir refréné depuis longtemps, d’imagination
exacerbée, d’envie de palper, de retenir, d’ensevelir en elle ce qu’elle
voyait.
— Viens !
dit-elle. Tu boiras le thé après. Nous n’avons pas de temps à perdre !
La guerre
abdiquait dans l’esprit de Palamède devant l’émerveillement de l’amour.
— Profitons !
dit Christine défaillante. Profitons bien ! Un jour on nous mariera !
Autant vaut commencer tout de suite !
Quand
Palamède revint au logis, c’était la nuit noire et Sensitive le guettait
anxieusement en se promenant devant le perron.
— Alors ?
cria-t-elle.
— Je
suis réformé ! clama Palamède.
Il
annonçait ça sur un ton triomphal.
— Je
suis réformé ! Et je veux me marier avec Christine d’Ardantes !
Sensitive
tomba à genoux.
Le
mariage eut lieu six mois plus tard. En dépit des cloches et de la robe
blanche, ce ne fut pas un mariage joyeux. On était en 1813. L’église était
pleine de robes noires et de crêpes au bras des hommes. La retraite de Russie
venait d’avoir lieu, on avait guetté en vain le retour des jeunes hommes, on
pensait qu’ils reviendraient en groupe. On les fêtait déjà au croisement des
chemins. Ils étaient rentrés un par un, quelques-uns à peine, sans bruit,
hagards, les yeux pleins encore des horreurs de l’hiver russe.
Le prêtre
tiqua bien un peu sur l’état de la mariée. Son ventre pointait déjà sous les
guirlandes de roses et sa taille était cambrée. Mais c’était un homme qui avait
vécu. Prêtre réfractaire, il avait résisté cinq ans dans la montagne de Lure,
se nourrissant de faines, de champignons, de gibier mort de froid et d’un peu
de pain que lui apportait au péril de sa vie le boulanger de Saint-Etienne. Il
ferma les yeux.
Palamède
s’étonna de ne pas voir Antoine Magnan. Sensitive n’avait pas pardonné la main
ensanglantée.
— Quelle
main ? dit Palamède.
Il fit
retarder la cérémonie pour aller chercher Antoine à Pitaugier. Il le trouva
avec son frère ferrant un hongre.
Quand ils
furent face à face, Palamède tendit à Antoine sa main où il manquait deux
phalanges à l’index. Ils se regardèrent au fond des yeux.
— Merci,
dit Palamède.
Antoine
accepta la main tendue mais il dit :
— Merci
de quoi ?
Il
ajouta.
— Je
ne suis pas en état d’aller en cérémonie. Dites à votre mère que je la
félicite.
Et il se remit tranquillement à chauffer le fer sur le brasero.
Christine
grossissait en paix quand elle fut enceinte pour la troisième fois en trois
ans. Cela ne se vit pas tant elle était naturellement épaisse.
— Modère-toi
un peu ! avait dit Sensitive à Palamède.
Elle-même,
depuis qu’Antoine refusait de la voir, devenait rapidement grand-mère et elle
aussi épaississait. Elle avait longuement réfléchi sur la blessure légère qui
avait épargné à Palamède la retraite de Russie. Elle avait fini par conclure
qu’Antoine avait tiré sciemment le coup de fusil, qu’il n’avait pas perdu
l’équilibre et qu’au contraire il avait soigneusement visé.
Elle
avait essayé de lui en parler, de le faire avouer, mais pendant des années il
évita obstinément d’être seul avec elle. Tous les matins, il venait prendre les
ordres, chapeau bas et n’omettant jamais ce qu’il se devait en matière
d’humilité. Il était cet homme-là, entier comme un étalon, inflexible,
ombrageux, ne tenant compte pour agir que des idées que sa pensée avait
conçues.
Sensitive
se souvint toujours de son étreinte mais jamais elle ne put s’expliquer avec
lui. Il ne lui pardonna jamais de n’avoir pas compris sur-le-champ.
L’hiver
1814-1815 fut long et triste. On devait tenir les enfants à l’intérieur où il
ne faisait chaud qu’autour de la cheminée et dans les lits où l’on mettait des
moines.
C’était
le 14 mars. Pour échapper un peu aux cris des bambins qui,
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