Chronique d'un chateau hante
la pris par le bras et l’entraînai un peu plus loin
pour qu’elle m’entende.
— Non !
lui dis-je. Il faut que tout soit secret et non ostensible. Il faut
qu’Aigremoine sache un jour mais le plus tard possible. Il faut que j’aie eu
l’air de me cacher d’elle ! Vous vous souvenez [7] ce jour lointain où elle a
cueilli une violette dans l’herbe et où elle me l’a apportée humblement ?
C’était le premier signe qu’elle acceptait de vivre. Vous étiez prête à vous
exclamer pour vous réjouir. J’ai mis un doigt sur mes lèvres et je vous ai
dit : « Ne soulignez pas ! » Eh bien, aujourd’hui c’est
pareil ! Il ne faut pas souligner ! Mais comment diable avez-vous
fait pour comprendre ?
— Vous
savez bien que vos silences me parlent ! Depuis des semaines je suis vos
pensées sur votre visage. Je vous vois chercher. Moi aussi je suis aux aguets.
Moi aussi je donnerais ma vie pour qu’Aigremoine soit sereine. Et moi aussi
j’irais à la messe s’il le fallait.
Je
m’aperçus qu’elle tenait un missel dans ses mains. Elle me le tendit.
— Tenez,
dit-elle, je crois que vous avez oublié votre livre de messe.
Elle me
tourna le dos et s’enfuit.
À cette
heure matinale, il n’y avait pas d’enfant pour me faire escorte et me pousser
dans la côte de Mane. Quand j’arrivai sur le replat le moteur était à bout de
souffle mais il le reprit dans le vallon du Vioux et enfin triomphant j’arrivai
sur le cours. Je descendis de voiture, mis une cale sous les roues pour plus de
précaution et, le missel ostensiblement en main, je m’acheminai vers la grande
porte de Saint-Mary. Ostensiblement, mais tête basse, mais contrit. Le vieux
Sésame, le boulanger qui fumait sur le seuil de sa boutique sa première
cigarette, me vit passer avec stupéfaction.
— Oh
Brédannes ! Tu vas à la messe ?
La
finesse n’avait jamais été son fort et il disait ce qu’il voyait : un
homme oisif tenant entre ses mains un livre de messe. Il embaumait le pain bien
cuit et la conscience tranquille. Jamais, à lui, il ne serait venu à l’idée de
m’appeler « monsieur le comte ». Il m’avait connu en culottes
mi-courtes chassant les pies à coups de tir à élastique.
Je lui
fis un signe discrètement amical. Arrivé devant la grande entrée, je me
ravisai. Je contournai l’église par l’andrône de Clastre-Vieil. C’était par là
que passaient toutes les vraies dévotes : par la petite porte. Un
vestibule obscur où il fallait tâtonner précédait la nef qu’on abordait par le
côté.
J’arrivai
pour le service de sept heures. Quelques fidèles étaient disséminées dans la
pénombre, à bonne distance les unes des autres. Aucune n’avait moins de
soixante et dix ans. Elles ne pouvaient manquer, étant donné ma grande taille
et bien que je me fusse rendu furtif autant que possible, de me remarquer.
Les
différents silences ont chacun leur poids. Celui de ces pieuses femmes me
voyant serrer mon missel entre mes mains gantées était écrasant.
Il n’y
avait pas un seul homme, sauf l’abbé Sicard avec qui j’avais fait le coup de
feu à dix-sept ans dans les marais de Villeneuve contre le coup du 2 décembre,
mais lui, il s’était heureusement rallié très tôt au Prince-Président et, pour
se faire pardonner de n’avoir pas compris aussitôt à quel homme exceptionnel
nous avions affaire, il était entré au séminaire.
Il me
repéra tout de suite. Je le vis balancer s’il allait me prendre par les épaules
pour me jeter dehors. Ma gravité et ma tristesse qui n’étaient pas feintes
gagnèrent dans son cœur. Sur son visage passèrent en un éclair tous les
stigmates du scandale, mais ce que je vis se cristalliser dans son regard ce
fut sa discrète satisfaction d’avoir courbé ce Sicambre devant son Dieu. Bien
sûr il ignorait la raison de ma présence, mais ce sont là choses invisibles et
impalpables qui ne se communiquent pas entre mortels et dont on ne parlera
jamais plus.
Dès le
lendemain, l’abbé Sicard ne me regarda plus et il ne vint jamais me parler.
Simplement quand je le croisais dans la rue, il me saluait et me disait
« bonjour Brédannes ». Lui non plus ne m’accorda jamais du
« comte ».
Je devins
le seul paroissien mâle qui venait faire ses dévotions au Seigneur à sept
heures du matin. Il y eut des murmures autour de moi et des conciliabules à
voix basse. Certaines paroissiennes qui n’auraient jamais mis les
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