Chronique d'un chateau hante
de sa maigreur soudaine) et Julie étaient encore couchées et se
la contaient paresseusement au plus juste l’une à l’autre. Elles avaient vingt
ans de péripéties communes et mouvementées à se ressouvenir et à commenter.
Je leur
criai au passage :
— Levez-vous
et venez voir !
Je me
précipitai sur la commode, depuis Louis XIV dans la famille et qui exprimait
son origine par tous ses galbes cossus et solennels.
Les
tiroirs en étaient malaisés à manœuvrer. Il fallait se placer bien en face pour
les ouvrir et les refermer. Je me mis à fourrager dedans avec fureur. Tout y
était dans une pagaille noire : les lettres enflammées (sur Corvol
l’Orgueilleux) que Gersande écrivit à Palamède Pons de Gaussan lorsque celui-ci
était aux armées, tout près d’y perdre une jambe. C’était là le plus important
souvenir des Gaussan et le plus significatif car leur impératif catégorique
avait toujours été l’amour. Il y avait naturellement la lettre de désistement
des frères Magnan quand ils avaient rendu le château à Sensitive et celle que
Sensitive avait reçue de Germaine de Staël au sujet de la naissance d’un
bâtard ; la lettre d’objurgation du père de Sensitive enjoignant à
celle-ci de revenir à Gaussan et de renoncer à émigrer ; même le minable
billet de la reine Marie-Antoinette tançant Sensitive de Gaussan, laquelle
avait osé lui proposer de prendre sa place au Temple.
Le
cartulaire, lui, était tout au fond. C’était un parchemin roulé et souple qu’on
eût dit rédigé la veille par le commandeur Guillaume de Venteyrol, seigneur des
Hospitaliers en leur fief de Manosque. La traduction de l’abbé Brun y était
jointe.
Je revins
tout courant de nouveau vers les deux femmes qui n’avaient pas bougé.
— Eh
bien ! Remuez-vous un peu ! Je veux vous montrer quelque chose !
Je les
entraînai au pas de course vers le tertre de l’arbre mort. J’aidai Aigremoine à
l’escalader malgré le hérissement des racines éclatées et des décombres noircis
du couvent disparu, anéanti mais dont les vestiges ressortaient au grand jour
comme un remords pour tous les hommes du forfait que quelques-uns à peine
avaient autrefois perpétré. J’étais plein d’un enthousiasme que je voulais
faire partager à ma femme.
Je lui
montrai du doigt ces quelques témoins d’un passé inimaginable mais pourtant
bien réel, pesant, majestueux dans sa simplicité, et ces taureaux de bronze
tirant un araire improbable et datant de l’éternité. Et je lui disais :
— Et
c’est sous cet arbre que nous trouvons ça ! En mourant, il nous a déterré
ce cadeau ! Regarde ! Regarde bien ! C’est écrit là dans le
cartulaire ! Testimonium quod infirmari non podesta Sanctorum
Scripturarum fidei. Si tout cela est vrai, le reste l’est aussi ! Tu
comprends maintenant si j’ai raison de croire ?
J’avais
envie de tomber à ses genoux pour lui faire partager une foi à laquelle je
m’efforçais de m’apprivoiser.
Aigremoine
était toute blanche dans sa tunique et sa maigreur était estompée par le vent
du matin qui gonflait le tissu. C’est là qu’elle me dit :
— J’ai
mal à l’autre sein ! Touche !
Elle
avait à peine jeté un regard sur ce que moi je considérais comme un miracle. Ce
témoignage incroyable et concret me soulevait de terre et je ne comprenais pas
l’indifférence profonde qu’Aigremoine lui témoignait.
Si
j’avais été plus intelligent, plus clairvoyant et si je l’avais mieux aimée,
j’aurais communié avec son désespoir au lieu de m’attacher à reconnaître dans
cette découverte la preuve irréfutable que recherchaient les hommes depuis tant
de siècles, et je me serais moins étonné qu’Aigremoine fut insensible à ce
signe d’éternité qui venait de surgir devant elle pour l’illusionner. Cette
preuve était véritable mais sans valeur. C’était simplement les restes d’une
œuvre d’art qu’un homme quelconque avait parmi la nuit des temps conçue, puis
il était mort à son tour.
Mais je
n’étais qu’un simple herboriste de campagne et cette découverte, je la prenais
au pied de la lettre comme un message divin. Mon invention, selon moi, venait
au secours de ce que j’avais imaginé pour sauver Aigremoine de la
réalité : l’amener à la foi par mon exemple de conversion, empêcher à tout
prix de plonger dans le désespoir l’épicurienne qu’elle était.
Devant
les quadriges submergés par
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