Chronique d'un chateau hante
de méfiance.
Tout en
goûtant l’herbe tendre, l’animal se trouva avancer sur la terrasse d’une maison
basse et longue qui offrait tous les aspects du bonheur. Une quenouille encore
abandonnée au soleil témoignait qu’il n’y avait pas si longtemps l’un des
cadavres de l’allée était occupé à filer.
Une haute
bercelonnette se dressait toute blanche à la droite du rouet, devant la chaise
vide où un mouchoir blanc taché de sang était abandonné. Un enfançon vagissant
y tendait les bras vers le vide où sa mère aurait dû se pencher. Il était bien
vivant, gras et rose. Il pleurait parce qu’il avait faim.
À côté du
berceau, une petite fontaine tapissée de capillaires s’écoulait avec un bruit
de paix. Le cheval but longuement dans le bassin. Son œil doré qui reflétait le
ciel ne perdait pas de vue le bébé vagissant. La bête resta un moment à
contempler le baigneur. Elle le flaira même délicatement. Elle retroussa les
babines et se retira tête basse. Même si elle avait voulu tenter un geste, sa
nature de cheval le lui eût interdit.
Elle
reprit son errance sur la badassière qui paraissait interminable. Là-bas, où la
lande s’inclinait vers le vallon du Largue, une forme noire apparaissait
verticale, marchant à pas lents, une bêche à l’épaule. C’était un carme
deschaux portant sandales du couvent de Manosque qui errait par chemins,
débusquant les cadavres qu’il rencontrait car une étrange cueillette avait été
instaurée par les consuls ou tout au moins par les trois qui survécurent.
Les
habitants en avaient assez de voir brûler leurs morts. Ils demandaient pour
ceux-ci non pas la terre sainte mais à tout le moins la terre des ancêtres. Les
consuls offrirent cinq sols à tous ceux qui enseveliraient les cadavres et qui
en ramèneraient la preuve. Les carmes de Manosque avaient tout de suite demandé
la ferme de cette adjudication. Leur supérieur consentit un rabais d’un liard
par cadavre dûment administré et enterré selon les règles. Il suffisait de
rapporter à l’hôtel de ville un doigt ou une main, aussi ces religieux
s’étaient-ils mis en campagne pour prospecter. Beaucoup moururent à la tâche,
ajoutant leur puanteur à celle des trophées qu’ils transportaient mais, comme
il advient souvent, quelques-uns survécurent.
C’étaient
en général, ces carmes, fils cadets ou puînés de familles pléthoriques qui
n’avaient eu que la ressource d’entrer au couvent pour subsister. Plusieurs
étaient malsentants de la foi, pratiquaient la simonie et forniquaient
ouvertement en dépit de leurs vœux.
Celui que
rencontra le cheval portait déjà, en guise de scapulaire, douze mains de
cadavres autour de la ceinture et il se promettait merveille des liards qu’il
allait en tirer.
Il se
crut le jouet d’un rêve lorsqu’il vit cette superbe bête noire au caparaçon
couleur d’argent qui imitait son propre squelette. Le caparaçon du cheval était
si explicite et sa prestance si altière que le moine, malgré sa foi robuste,
recula de deux pas en le voyant tandis que les montures de l’apocalypse
flamboyaient devant ses yeux.
Ils se
mesurèrent du regard, le cheval et le régulier, toutefois celui-ci était animé
par l’esprit de lucre et il imagina tout de suite que les godets à peinture qui
lestaient les fontes comme les tablettes où le Poverello avait perpétué les
scènes étranges observées en chemin, recelaient quelque matière monnayable. Dès
lors l’idée de maîtriser la monture ne le quitta plus.
C’était
plus facile à penser qu’à faire. Le cheval méfiant s’était placé face au moine
et piaffait à petites foulées et voltait à mesure pour ne pas perdre son
adversaire de vue. On le sentait tout prêt à ruer, voire à mordre maintenant
qu’il n’avait plus de chanfrein.
Ce cheval
de guerre rompu à l’esquive était pourtant un hongre. Toutefois, à Mantoue,
quand on châtrait les mâles, on leur laissait une bourse sur deux afin qu’ils
demeurassent combatifs et qu’à la guerre on ne pût les capturer. C’était un
vieux palefrenier qui avait remarqué cette anomalie un jour qu’il avait été
malhabile dans l’art d’émasculer les étalons.
Il y eut
entre le moine et la bête un duel d’esquive auquel la colline de la
Mort-d’Imbert, les hauts de Montfuron, le territoire de Villemus servirent de
théâtre. Courant par chemins à la poursuite de l’animal qu’il croyait de bonne
prise,
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