Chronique d'un chateau hante
racines retenaient prisonnier,
interpellait tel un point d’interrogation au centre de sa prison végétale.
Tancrède toucha une de ces racines. Sa main n’en faisait pas le tour. Il y en
avait d’aussi grosses que des colonnes dont elles avaient aussi l’aspect. Des
stalactites de calcaire, suintant de la voûte, s’étaient au cours du temps
étalées à la surface des racines et en avaient changé l’aspect. Elles étaient
hérissées de pointes aux extrémités des radicules où s’irisaient des perles
d’eau immobiles, d’une irréelle transparence, et qui ne se décidaient pas à se
détacher d’elles.
— Qu’est-ce
que c’est cet arbre ? demanda Tancrède.
Il avait
baissé la voix instinctivement, peut-être saisi d’une sorte de respect devant
cette énigme.
— C’est
un chêne, dit Julie. Il est énorme. Il doit avoir deux cents ans ! Il est
hors du monastère, au milieu d’un pré sur un tertre ! Tu le verrais, il te
ferait peur !
— Peur ?
dit Tancrède. Un arbre ?
— En
tout cas moi j’en ai peur.
— Attends !
dit Tancrède. Cet arbre… le curé en a parlé à mon père. Ce ne serait pas celui
où la supérieure s’est fait conduire avant de mourir ?
— La
supérieure maintenant c’est une jeune, elle s’appelle Raine de Sabran.
Tancrède
observait l’éboulement des décombres où les racines touchant terre s’étaient de
nouveau solidement ancrées. Elles emprisonnaient les blocs de calcaire taillés,
parfois énormes, détachés de la voûte écroulée.
Les
reflets des torches brillèrent soudain sur des surfaces voisines. Deux crânes
fraternels y gisaient face à face. À quelques pas de ces ossements, une lance
dépassait hors des ruines entassées, la pointe menaçante, quoique très
rouillée.
— Seigneur !
s’exclama Tancrède. Nous n’en finirons donc jamais de baigner dans
l’horreur ? Il s’est passé dans cette crypte des choses terrifiantes. Je
les respire dans l’air. Il me semble les voir !
— Qu’est-ce
que tu vois ? demanda Julie avidement.
— Je
ne sais pas. C’est indescriptible. C’est un mélange d’horreurs !
Ils
étaient pétrifiés tous les deux par la vision de cette immobilité menaçante sur
laquelle le silence un jour s’était brutalement abattu alors qu’elle avait été
autrefois si pleine de cris de souffrance.
Ils
étaient fascinés par cette bâche bleue, intacte apparemment et qui dissimulait
Dieu sait quoi. L’entremêlement des racines les empêchait de distinguer ce
qu’elle était, ce qu’elle cachait.
Julie
posa sa main sur celle de Tancrède et la serra.
— Ce
soir, dit-elle, je ne veux pas rentrer au monastère.
Tancrède
avait réfléchi toute la nuit passée à ne pas dormir, à voir, fixé sur sa
rétine, ce pauvre être humain (il ne pensait jamais « femme » quand
il l’évoquait) perdu comme un fétu de paille avec sa charge d’âme dans le
maelström de la vie. Il avait pris la décision de changer son destin, dût-il
détruire le sien propre. Tancrède était un être dont l’héroïsme était interne.
Il n’avait pas envie d’actions d’éclat. Son combat était entre lui et lui, non
pas contre un quelconque ennemi.
— Non !
dit-il. Ce soir tu rentres à la maison. Avec moi ! Viens !
Il lui
tardait de sortir de ce souterrain qui sentait le malheur à plein nez. Le jour
qu’ils retrouvèrent lui apparut comme un avenir.
Julie
avait placé sa petite main dans celle du garçon. Elle marchait à côté de lui,
solide, bien plantée, confiante et le sourire aux lèvres. Elle n’arrêtait pas
de babiller et de poser des questions.
Le Mèche
attendait son fils anxieusement. Un relent de peste se faisait à nouveau sentir
sur le pays de Forcalquier. Un laboureur qui allait vers ses truffières venait
de lui annoncer qu’au quartier de la Louette il y avait eu trois morts et deux
à la ferme du Serre, sur la route du Revest.
La peste
en ces siècles ne cessa jamais entièrement. Elle surgissait à l’inopinée, sans
crier gare en un endroit précis et très limité qu’elle ravageait en cinq secs,
faisant cinquante ou cent morts, puis elle-même faisait semblant de mourir et
nous de nous remettre à vivre.
Tancrède
était aussi anxieux que son père mais pour d’autres raisons. Comment expliquer,
comment justifier le sauvetage qu’il voulait faire ?
— Et
alors ? dit le père.
Il
s’apprêtait à dire autre chose lorsqu’il s’aperçut que
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